lundi 10 décembre 2007

VOLTAIRE vs ROUSSEAU : "Nous nous sommes tant haïs."


Loin de l’étude littéraire autour de la célèbre querelle épistolaire entre Voltaire et Rousseau, ce billet tient à faire part de l’admiration sans borne que je porte à la langue brillante dans laquelle ces beaux esprits du XVIIIème siècle ont correspondu sans en venir aux mains. L’affrontement d’idées de ces deux phares du Siècle des Lumières se perpétue encore de nos jours au travers d’idéologies politiques ou de principes éducatifs. Pourquoi les partisans des principaux mouvements révolutionnaires à venir défilèrent-ils avec le Contrat Social sous le bras et pas avec le Candide de Voltaire ? Pourquoi a-t-on voulu faire de Rousseau le défricheur des grandes idées modernes et Voltaire le dernier des Classiques au service de l’Aristocratie alors qu’il a contribué tout autant que le premier mais sur un mode différent à sa chute ? Je laisse ces deux questions en suspens.

Le point de départ de la querelle est un essai philosophique de Rousseau commencé en 1753 et publié en 1755, en réponse à un sujet de l'Académie de Dijon intitulé: « Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ? »

L’inspiration polémique qui unit les textes proposés y prend des formes différentes : la légèreté de Voltaire convient à l'éloge d'une société brillante mais un peu futile; la gravité un peu pontifiante de Rousseau se prête à l'éloge des sociétés archaïques. Dans le registre polémique, les deux hommes manifestent leur singularité : Voltaire y déploie un tempérament railleur qui lui fait connaître et désigner ses adversaires. Rousseau, quant à lui, a beau stigmatiser "l’éloquence frivole" : il n'en donne pas moins un vigoureux exemple où s'affirme une idéologie austère et vindicative peu soucieuse de nuances.


VOLTAIRE

Quelques citations de l'auteur :


«Le cœur ne vieillit pas, mais il est pénible de loger un dieu dans des ruines.»

«Les bavards sont les plus discrets des hommes : ils parlent pour ne rien dire.»

«Il y a une autre canaille à laquelle on sacrifie tout, et cette canaille est le peuple.»

«Le génie français est perdu ; il veut devenir anglais, hollandais et allemand. Nous sommes des singes qui avons renoncé à nos jolies gambades, pour imiter mal les bœufs et les ours.»

«L'art de gouverner consiste à prendre le plus d'argent possible à une catégorie de citoyens afin de le donner à une autre.»

«Quand la gravité n'est que dans le maintien, comme il arrive très souvent, on dit gravement des inepties.»

«Le premier devin fut le premier fripon qui rencontra un imbécile.»

«Je m'arrêterais de mourir s'il me venait un bon mot.»

«Il faut que cet homme soit un grand ignorant, car il répond à tout ce qu'on lui demande.»

«Ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux.»

 «Quand on lit pour s'instruire, on voit tout ce qui a échappé, lorsqu'on ne lisait qu'avec les yeux.»

«La patrie est là où on vit heureux.»

«Les injures atroces n'ont jamais fait de tort qu'à ceux qui les ont dites.»

«En philosophie, il faut se défier de ce qu'on croit entendre trop aisément, aussi bien des choses qu'on n'entend pas.»

«Lorsqu’une question soulève des opinions violemment contradictoires, on peut assurer qu’elle appartient au domaine de la croyance et non à celui de la connaissance.»

«Toute secte, en quelque genre que ce puisse être, est le ralliement du doute et de l'erreur.»

« Ce qu'on peut expliquer de plusieurs manières ne mérite d'être expliqué d'aucune. »


ROUSSEAU


Le mythe de l'état de nature

Dans Discours sur les Origines et les Fondements de l'Inégalité parmi les Hommes (1755), (littérature 1ère, Nathan, P. 158) Rousseau démontre que l'inégalité qui régit les rapports humains est le produit de la société. Selon lui, l'homme naît naturellement bon, c'est la société qui le corrompt. De la propriété provient l'inégalité et la mal. Les Confessions, sont en quelque sorte l'illustration de cette théorie, dans la mesure où Rousseau y exprime une certaine rancœur contre la société en général. «Ma naissance fut le premier de mes malheurs», écrit-il dés les premières pages. Toute la suite semble tendre à prouver qu'enfant, puis adolescent, épris de vertu il a été perverti par la société. C'est le sens du fameux épisode du peigne brisé (GF, P. 56) qui relate une prise de conscience de l'injustice. C'est le premier apprentissage de l'âge d'homme, de l'imperfection du monde adulte et la fin de l'âge d'or de l'innocence.
On voit ainsi se dessiner dans l'œuvre deux mondes séparés: celui de l'enfance, largement idéalisé par Rousseau, et celui des adultes, dont il dresse le plus noir des tableaux. Rousseau s'incarne sous les traits d'un être à l'innocence déchue.

Rousseau, le premier psychologue moderne

 On peut considérer Rousseau, du fait de la recherche qu'il entreprend sur lui même, comme le premier psychologue moderne. Ainsi les Confessions, sont moins le récit objectif d'une vie (des mémoires) qu'une tentative d'introspection visant à faire comprendre l'évolution d'un individu, à expliquer ce qu'il est par rapport à ce qu'il a été. Cette forme d'introspection du moi, servie par une grande lucidité et une grande profondeur d'analyse, invente avant l'heure la psychanalyse moderne. Au-delà du propos originel de l'autojustification, elle donne aux Confessions une dimension universelle: celle d'un formidable document humain sur la complexité de l'âme.

Parce qu'il souligne l'importance de l'enfance dans la formation de la personnalité, Rousseau préfigure et annonce en effet cette discipline. Les psychanalystes ont tenté, en retour, d'expliquer le comportement amoureux de Rousseau. Ils ont ainsi mis en évidence le fait que celui-ci se sent coupable de la mort de sa mère. Celle-ci le culpabilise: «je coûtai la vie à ma mère», écrit-il au début du livre I. Son père a sans doute renforcé plus ou moins consciemment ce sentiment de culpabilité. Dès lors, la conduite de Jean-Jacques est souvent orientée autour de la volonté d'être châtié, corrigé: (CF l'épisode de la fessée, GF P. 53-54) ou bien celle de demander pardon. C'est un aspect important, parmi d'autres, des Confessions.

Mais d'un autre côté, la psychanalyse se méfie un peu de l'autobiographie. Pour elle, le sujet a souvent construit des objets pour satisfaire ses intentions imaginaires.

Sincérité et vérité: les limites

D'abord, il est impossible de tout raconter (il faudrait des milliers de pages) et les imprécisions de la mémoire interviennent aussi. L'œuvre est écrite assez tardivement par rapport aux événements qu'elle relate (en particulier pour les premiers livres qui racontent l'enfance et l'adolescence) et porte la trace de ce décalage: deux êtres coexistent en un seul de part et d'autre du temps: le jeune Jean-Jacques, à l'âme romanesque et enthousiaste, et le Rousseau vieillissant, nostalgique et mélancolique, qui donne aussi son point de vue sur les événements.

Consciemment ou non, le narrateur fait subir à la vérité des distorsions: il va par exemple s'attarder sur certains événements heureux et passer plus rapidement sur d'autres. Il dramatise parfois des incidents sans importance ou idéalise des situations vécues. Dans les relations avec Mme de Warens, par exemple, on remarque qu'à chaque fois, c'est elle qui prend l'initiative de s'éloigner de lui. Est-ce qu'elle tient tant à sa compagnie ? Toujours est-il que Rousseau fait des premiers livres un roman d'amour dont l'héroïne est Mme de Warens. En outre, il insiste tant sur ses faiblesses qu'on peut, par moments, le soupçonner de quelque exagération, liée au fait qu'il se sentait persécuté. Les tendances paranoïaques de l'écrivain transparaissent, aussi dans une certaine mesure, dans l'œuvre. Le lecteur est amené à faire la part des choses. Selon Rouseau, son ouvrage qui, «peut servir de première pièce et de comparaison pour l'étude des hommes, qui certainement est à commencer» (P. 38) prend donc un caractère universel.


LA QUERELLE ÉPISTOLAIRE

VOLTAIRE

" J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain, et je vous en remercie. Vous plairez aux hommes, à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. On ne peut peindre avec des couleurs plus fortes les horreurs de la société humaine, dont notre ignorance et notre faiblesse se promettent tant de consolations. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre bêtes; il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada; premièrement, parce que les maladies dont je suis accablé me retiennent auprès du plus grand médecin de l'Europe, et que je ne trouverais pas les mêmes secours chez les Missouris, secondement, parce que la guerre est portée dans ces pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j'ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être.
  Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs, ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à soixante et dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre ; et ce qu'il y a de plus honteux, c'est qu'ils l'obligèrent à se rétracter. Dès que vos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique, ceux qui osèrent être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d'athées et même de jansénistes. [...]
  De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui de tout temps ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace n'eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant; le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l'imbécile Lépide lisaient peu Platon et Sophocle ; et pour ce tyran sans courage, Octave Cépias, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans le temps où il fut privé de la société des gens de lettres.
  Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l'Italie ; avouez que le badinage de Marot n'a pas produit la Saint-Barthélemy et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles de la Fronde. Les grands crimes n'ont guère été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c'est l'insatiable cupidité et l'indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas-Kouli-Kan, qui ne savait pas lire, jusqu'à un commis de la douane qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l'âme, la rectifient, la consolent ; elles vous servent, Monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles : vous êtes comme Achille, qui s'emporte contre la gloire, et comme le P. Malebranche, dont l'imagination brillante écrivait contre l'imagination.
  Si quelqu'un doit se plaindre des lettres, c'est moi, puisque dans tous les temps et dans tous les lieux elles ont servi à me persécuter ; mais il faut les aimer malgré l'abus qu'on en fait, comme il faut aimer la société dont tant d'hommes méchants corrompent les douceurs ; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustices qu'on y essuie ; comme il faut aimer l'Être suprême, malgré les superstitions et le fanatisme qui déshonorent si souvent son culte.
  M. Chappuis m'apprend que votre santé est bien mauvaise; il faudrait la venir rétablir dans l'air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes.
 
Je suis très philosophiquement et avec la plus grande estime, etc. "

Réponse de ROUSSEAU

" C'est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l'ébauche de mes tristes rêveries, je n'ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m'acquitter d'un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre chef. Sensible, d'ailleurs, à l'honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes concitoyens, et j'espère qu'elle ne fera qu'augmenter encore, lorsqu'ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner [...]
  Vous voyez que je n'aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette beaucoup, pour ma part, le peu que j'en ai perdu. A votre égard, monsieur, ce retour serait un miracle, si grand à la fois et si nuisible, qu'il n'appartiendrait qu'à Dieu de le faire et qu'au Diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes; personne au monde n'y réussirait moins que vous. Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds pour cesser de tenir sur les vôtres.
  Je conviens de toutes les disgrâces qui poursuivent les hommes célèbres dans les lettres; je conviens même de tous les maux attachés à l'humanité et qui semblent indépendants de nos vaines connaissances. Les hommes ont ouvert sur eux-mêmes tant de sources de misères que quand le hasard en détourne quelqu'une, ils n'en sont guère moins inondés. D'ailleurs il y a dans le progrès des choses des liaisons cachées que le vulgaire n'aperçoit pas, mais qui n'échapperont point à l'œil du sage quand il y voudra réfléchir. Ce n'est ni Térence, ni Cicéron, ni Virgile, ni Sénèque, ni Tacite; ce ne sont ni les savants ni les poètes qui ont produit les malheurs de Rome et les crimes des Romains : mais sans le poison lent et secret qui corrompait peu à peu le plus vigoureux gouvernement dont l'histoire ait fait mention, Cicéron ni Lucrèce, ni Salluste n'eussent point existé ou n'eussent point écrit.[...] Le goût des lettres et des arts naît chez un peuple d'un vice intérieur qu'il augmente; et s'il est vrai que tous les progrès humains sont pernicieux à l'espèce, ceux de l'esprit et des connaissances qui augmentent notre orgueil et multiplient nos égarements, accélèrent bientôt nos malheurs. Mais il vient un temps où le mal est tel que les causes mêmes qui l'ont fait naître sont nécessaires pour l'empêcher d'augmenter; c'est le fer qu'il faut laisser dans la plaie, de peur que le blessé n'expire en l'arrachant. Quant à moi si j'avais suivi ma première vocation et que je n'eusse ni lu ni écrit, j'en aurais sans doute été plus heureux. Cependant, si les lettres étaient maintenant anéanties, je serais privé du seul plaisir qui me reste. C'est dans leur sein que je me console de tous mes maux : c'est parmi ceux qui les cultivent que je goûte les douceurs de l'amitié et que j'apprends à jouir de la vie sans craindre la mort [...]
  Recherchons la première source des désordres de la société, nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l'erreur bien plus que de l'ignorance, et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir. Or quel plus sûr moyen de courir d'erreurs en erreurs, que la fureur de savoir tout ? Si l'on n'eût prétendu savoir que la Terre ne tournait pas, on n'eût point puni Galilée pour avoir dit qu'elle tournait. Si les seuls philosophes en eussent réclamé le titre, l'Encyclopédie n'eût point eu de persécuteurs. [...]
  Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs qui couronnent les grands talents. [...]
  Je suis sensible à votre invitation; et si cet hiver me laisse en état d'aller au printemps habiter ma patrie, j'y profiterai de vos bontés. Mais j'aimerais mieux boire de l'eau de votre fontaine que du lait de vos vaches, et quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n'y en trouver d'autres que le Lotos, qui n'est pas la pâture des bêtes, et le Moly qui empêche les hommes de le devenir.
 
Je suis de tout mon cœur et avec respect, etc. "

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VOLTAIRE

" Judicieux admirateur de la bêtise et de la brutalité des sauvages, vous avez crié contre les sciences, et cultivé les sciences. Vous avez traité les auteurs et les philosophes de charlatans; et, pour prouver d'exemple, vous avez été auteur. Vous avez écrit contre la comédie avec la dévotion d'un capucin, et vous avez fait de méchantes comédies. Vous avez regardé comme une chose abominable qu'un satrape ou un duc ait du superflu, et vous avez copié de la musique pour des satrapes ou des ducs qui vous payaient avec ce superflu. [...] Vous professez partout un sincère attachement à la révélation, en prêchant le déisme, ce qui n'empêche pas que chez vous les déistes et les philosophes conséquents ne soient des athées. J'admire, comme je le dois, tant de candeur et de justesse d'esprit, mais permettez-moi de grâce de croire en Dieu. Vous pouvez être un sophiste, un mauvais raisonneur, et par conséquent un écrivain pour le moins inutile, sans que je sois un athée. L'Être souverain nous jugera tous deux; attendons humblement son arrêt. Il me semble que j'ai fait de mon mieux pour soutenir la cause de Dieu et de la vertu, mais avec moins de bile et d'emportement que vous. Ne craignez-vous pas que vos inutiles calomnies contre les philosophes et contre moi ne vous rendent désagréables aux yeux de l'Être suprême, comme vous l'êtes déjà aux yeux des hommes ? "

Réponse de ROUSSEAU

« Je ne vous aime point, Monsieur; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être les plus sensibles, à moi, votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux: c'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable; c'est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté, pour tout honneur, dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais enfin, puisque vous l'avez voulu; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration qu'on ne peut refuser à votre beau génie, et l'amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, Monsieur. »
(17 juin 1760)


ELME-MARIE CARO, «Voltaire et Rousseau», La fin du XVIIIe siècle: études et portraits, tome I, Paris, Hachette, 1881

En résumant nos impressions sur cette querelle commencée presque avec courtoisie, achevée dans un délire de haine, et nous élevant au-dessus des incidents bizarres qui en marquent les phases diverses et le développement, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que ces deux hommes, Voltaire et Rousseau, étaient destinés à se méconnaître ou à se fuir. Les détails de cette Iliade tantôt tragique et tantôt grotesque ne sont que l'expression accidentelle d'une inimitié fatale. 

Tout les séparait violemment l'un de l'autre, les idées, la métaphysique, la morale, la manière de comprendre la religion, le talent même et la langue. Ce n'est pas par boutade ou par mauvaise humeur que Voltaire déclare le roman de Jean-Jacques «sot, bourgeois, impudent, ennuyeux». Cela devait lui paraître ainsi, à lui le dernier classique, même dans l'expression des idées nouvelles qu'il représente. Comment aurait-il goûté cette recherche inquiète, subtile, maladive, d'un idéal à moitié chimérique, et cette langue éloquente, mais tendue, où se révèle avec une rhétorique enflammée un effort continu vers le sublime ? Et Rousseau ne devait-il pas détester d'instinct, avec sa nature de prédicateur et de moraliste plébéien, ce grand seigneur des lettres françaises, courtisé, choyé, heureux dans tout ce qu'il entreprend, menant une vie princière au milieu d'une cour où des rois mêmes tiennent à se faire admettre, traitant de pair avec les puissances du monde, le grand triomphateur au théâtre, dans l'histoire, dans la poésie, le vrai souverain de ce siècle! Toutes les haines contre les inégalités sociales gonflaient son cœur quand il assistait, du fond de son exil, à cette insolente et perpétuelle ovation. La nature les avait faits incompatibles, la société fit plus. Incompatibles, ils l'étaient, dès leur naissance, d'humeur, de goût, d'esprit; la vie, l'opinion publique divisée, de graves torts réciproques, la conscience exagérée de leur force, enfin, il faut bien le dire, la passion de la souveraineté sans partage, tout cela vint achever l'œuvre de la nature et les rendre irréconciliables.

jeudi 6 décembre 2007

Scoubidou : retour aux origines



Le fil de la pensée prend parfois des détours lui donnant en fin de parcours des allures de scoubidou. L’édification folâtre de ce court billet glorieusement dédié au petit objet tressé à l’aide de brins de plastique souple colorés, illustre clairement cette métaphore osée, Joséphine. La tocade du scoubidou fit fureur au début des années soixante en France, tout comme les bretelles vertes à l’époque hitlérienne.

1 - Le point de départ du billet est logique, cartésien, implacable : un commentaire chafouin du précédent (le temps passant, il a disparu. Il présentait une animation Flash d'un oscilloscope dessinant vaguement des scoubidous) 

2 - Par un léger détour de la pensée, paf, sortit soudain d’un chai du château de l’archiduchesse, le bon Sacha sussurant sa scie tout en chassant sans son chien et ne sachant où sécher ses chaussettes sans souche bien sèche: .... et des scoubidous bidous ah… Normal direz-vous ce léger saut du coq sans sauter pour autant sur l’âne. Scoubidou = Sacha Distel. (point)


3 - Au fait que nos artistes populaires des années blotties douillettement au creux des trente glorieuses puisaient sans vergogne dans le vivier des succès méconnus chez nous de la chanson « parce-que-transatlantique », un doute tintinnabulant s'immisça dans un coin relativement actif de mon esprit en cette fin d’après-midi à la météorologie aussi pitoyable que le reste du dit-esprit. Constat amer peu surprenant: cette œuvre majeure du répertoire de la grande chanson française n’avait pas échappé à cette pratique éhontée de ruffians. Nos stations radios grandes ondes du début des années soixante ne coinçaient que quelques crachouillis entre Oslo et Hilversum et la BBC ne donnait pas encore à outrance dans la diffusion des standards américains. Un certain Allan Lewis était à l’origine de la scie chien fidèle de Sacha qui par la même fit fissa et attacha son chat. Les paroles originales récupérées sur internet me plongèrent, si besoin était, dans une stupeur supplémentaire, payée +10% dans les mois à venir: cela resterait un peu court d’affirmer que des remaniements véniels avaient été apportés au texte.

4 -Le titre original «Apples, Peaches and cherries» était devenu «Des pommes, des poires - et allez savoir pourquoi - des scoubidous». Pêches et cerises avaient du dépasser la date de péremption? Quant aux couplets, plus de marchand des quatre-saisons avec sa jouvencelle affriolante faisant chavirer le cœur du narrateur au point de la circonvenir et de l’engrosser à feu continu jusqu’à l’obtention d’une nichée d’une bonne dizaine d’oisillons braillant pour que vous ajoutiez à votre panier garni, sur la fin de la chanson, une kyrielle de légumes verts: choux de Bruxelles, brocolis, courgettes, haricots-verts, asperges etc...

L’infortuné Sacha traversait, lui, une tout autre aventure: ramassage trivial chez des amis d’une poulette - clone probable de Dalida - qui, les jours suivants, lui fait ingurgiter jusqu’à l’indigestion des fruits au point qu’il finit par la jeter entre deux aller-retour aux WC : « Car les fruits, c'est comme l'amour / Faut en user modérément / Sinon... ça joue des tours. » Sic. Et réplique de la gourgandine outragée: « Mon pauvre ami, des typ's comm' toi/ On en trouv' par milliers ... » équivalant châtié du plus probable : « Des connards du genre / je shoote dans un bec de gaz / et y’en tombe mille... »
5 - Morale de la fable à la française «Le célibat, y a que ça de vrai.» à opposer à celle de la version américaine «Fermez votre fenêtre quand vous entendez passer un marchand de quatre-saisons. ».

6 - Les détours de ma pensée ne purent s’arrêter à ces quelques découvertes. Je devais m’intéresser désormais à l’objet princeps et à la question cruciale: «Qui a inventé le scoubidou ?»

Alors-là, faites l’expérience, vous tombez sur une moisson de sites peu communs traitant des techniques du scoubidou, gorgés d’une iconographie délirante dont quelques exemples frôlent le monstrueux. Ceux-ci ne pipent mot sur l’origine du truc. J’ai juste pu glaner l'explication du nom "scoubidou" issu d'une onomatopée prise aux chanteurs de jazz américains : "scoo bi doo bi dooh ah !"

J'ai trouvé un seule réponse plausible dans « Les questions Yahoo ». Elle va me permettre d'avoir cette nuit un sommeil moins agité qu'à l'accoutumée. C'est un vieux loup de mer chérissant l’océan (cela soule de course), et qui ne fait plus que partir pour le grand large en pensées, assis au port sur une bitte d’amarrage : " Il y a bien longtemps que les marins faisaient des "tresses" pour éviter aux bouts de leur cordages de "se barrer en queue de vache" (formule mondaine). Cela s'appelle des "épissures" et il en existe de multiples formes et variétés selon les pays les régions et les traditions. Il y en a même des rondes à l'intérieur desquelles ont met 1 lest (plomb) et on obtient un "lance amarres. Avec-celui ci on lance assez loin un petit cordage auquel on en fixe un plus gros par exemple pour un remorquage."

Conclusion :

Origine marine probable du scoubidou? Pourquoi pas, on sait qu’on en vient tous...

Les paroles des deux versions :
*


SCOUBIDOU (POMMES et POIRES)
Paroles: Allan Lewis, Fr: Maurice Tézé. Musique:
Allan Lewis   1958
Titre original: "Apple peaches and cherries"
© 1958 Warner Chappell

1 - La rencontrant chez des amis
Je lui dis : Mademoiselle
Que faites-vous donc dans la vie
Eh bien répondit-elle

{Refrain:}
Je vends des pommes, des poires,
Et des scoubidoubi-ou ah ...
Pommes ? ... (pommes)
Poires ? ... (poires)
Et des Scoubidoubi-ou Ah
Scoubidoubi-ou.

2 - On a dansé toute la nuit
Puis au jour, on est partis
Chez moi... discuter de l'amour
De l'amour... et des fruits ...

3 - Comm' elle se trouvait bien, chez moi,
Aussitôt elle s'installa
Et le soir, en guis' de dîner
Elle me faisait manger.

{Refrain}

4 - Ca n'pouvait pas durer longtemps
Car les fruits, c'est comme l'amour
Faut en user modérément
Sinon... ça joue des tours.

5 - Quand je lui dis : Faut se quitter...
Aussitôt elle s'écria :
Mon pauvre ami, des typ's comm' toi
On en trouv' par milliers ...

{Refrain}

6 - La leçon que j'en ai tirée
Est facile à deviner
Célibatair' vaut mieux rester
Plutôt que de croquer

{Refrain}

{final:}
Scoubidoubi-ou Ah
Scoubidoubi-ou Ah
Scoubidoubi-ou Ah



APPLES, PEACHES AND CHERRIES
(Lewis Allan)

Peggy Lee – 1954 ; Diana Decker - 1955

The Smothers Brothers – 1962 ; Also recorded by: Josh White
  

(Scooby-dooby-scoo-doo)
(Scooby-dooby-scoo-doo)


There once was a peddler passing by
His cart with fruit was laden high
And as he drove along he cried
Across the village green


Crying apples, peaches and cherries (Scooby-dooby-scoo-zoo)
Apples (apples), peaches (peaches) and cherries


His daughter sat beside him there
She was young and she was fair
All glowing with a beauty rare
A maid of sweet sixteen


A young lad beckoned from the door
He bought some fruit and then bought more
His longing eyes were begging for
The lovely maid to stay


He sought and found her at the mart
He wooed and won the maiden's heart
And now ten children ride the cart
Across the village green
Crying apples, peaches and cherries (Scooby-dooby-scoo-boo)
Apples (apples), peaches (peaches) and cherries


Now if there is a moral here
Such fruitfulness should make it clear
So shut the window when you hear
A peddler passing by


Crying apples, peaches and cherries (Scooby-dooby-scoo-boo)
Apples (apples), peaches (peaches) and cherries
Apples (apples)
And peaches (asparagus)
And apples (Brussels sprouts)
And peaches (string beans)
And cherries (and broccoli)
And cherries (and zucchini)
No! cherries (and cherries)
And cherries (Scooby-dooby-scoo-boo)
Scooby-dooby-scoo-doo, and (Scooby-dooby-scoo-doo)
Hah-hah-hah, cherries



vendredi 30 novembre 2007

Mort à Venise

Qui a contemplé de ses yeux la beauté est déjà voué à la mort.
- Thomas Mann -


Le scénario de «Mort à Venise», film récompensé à Cannes en 1971, est tiré du court roman de Thomas Mann, «La Mort à Venise», paru en 1913. Visconti repoussa à plusieurs reprises son adaptation, estimant que le projet exigeait de la maturité. Il concentre le roman autour de la relation entre Aschenbach, libre adaptation du personnage réel de Gustav Mahler, et Tadzio, un jeune adolescent polonais. Il s'inspire également d'un autre ouvrage de Thomas Mann, «Le Docteur Faustus» pour les conversations sur la beauté, ou la séquence du bordel, ainsi que de Proust pour le personnage du directeur de l'Hôtel des Bains qui évoque celui du Grand Hôtel de Balbec.

L'histoire

Juste avant la première guerre mondiale, un musicien allemand, Gustav von Aschenbach, se rend à Venise. En villégiature à l'Hôtel des Bains, il y croise un adolescent dont la beauté le fascine immédiatement. La rencontre entraîne une remise en question de ses certitudes morales et esthétiques. Son existence toute entière est chamboulée par le désir qui surgit. La relation demeure distante, réglée par le jeu des regards échangés. Le musicien tente de fuir ce désir en quittant Venise, mais un événement fortuit lui sert de prétexte pour revenir à son hôtel vénitien malgré l'épidémie de choléra qui sévit dans la ville. Il s'abandonne à la contemplation du jeune homme, tente de nier sa vieillesse et d'oublier la fièvre. Il meurt sur la plage presque désertée de l'hôtel, le regard tourné vers Tadzio.

La relation est barrée par des obstacles extérieurs (l’entourage de Tadzio) et des interdits moraux. L'homosexualité du désir renforce d’ailleurs la dimension de ces interdits. Ashenbach se satisfera des seuls regards et sourires échangés: le désir contrarié prend la voie de la sublimation. L’irruption de la beauté incarnée oblige Aschenbach à remettre en cause ses conceptions du beau qui sont pour lui fruits de la rigueur et de la discipline. Il comprend mieux l’avis opposé de son ami Alfried pour qui la beauté est un surgissement sensitif. Il ne peut cependant s’empêcher d’y apporter une part d’élaboration à travers le regard qu'il porte sur Tadzio et que favorise l'adolescent, qui «prend la pose». Visconti rapporte le point de vue de la beauté sublimée. Le zoom d’Aschenbach isole Tadzio et le transforme en icône d’Église auréolée de cierges construisant ainsi son image de la pureté et de la beauté angélique.

Ce film de Visconti est sans conteste un chef d’œuvre de plus à ajouter au sans-faute que constitue sa filmographie. L’image portée à sa quintessence favorise le projet. L’arrivée du vaporetto dans la lagune sur la musique de Mahler et les scènes dans la salle de réception de l’hôtel croulant sous les camaïeux d’hortensias au milieu desquels évolue l’aristocratie cosmopolite finissante de la Belle Époque en grandes toilettes sont à mettre au rang des pièces de maître du Septième Art.

samedi 17 novembre 2007

Jeune héros sur son cheval fou NEIL YOUNG & CRAZY HORSE


Les soirs d’orage, quand les bourrasques des grands vents d’Ouest fouettent la lande et que la silhouette inquiétante du cavalier de l’Apocalypse porteur le Septième Sceau se découpe sur un ciel anthracite zébré d’éclairs meurtriers, j’éteins mon téléviseur à grands coups de masse d’arme et laisse les amateurs béats aux soubresauts chorégraphiques simiesques de leurs idoles de pacotille. Qu'elles se lacèrent le fond de teint et s’écaillent les ongles dans les oubliettes de leur château maudits. Mare de ces défilés de majorettes sur arrière-fonds de public où les caméras ciblent quelques nymphettes aux déhanchements putassiers. Je déclenche ensuite une fausse alerte à la bombe dans mon quartier pour qu’une sécurisation des lieux m’offre un périmètre désert de quelques kilomètres. Je sors enfin de ma cache secrète pour m’installer confortablement devant ma chaîne Hifi en position géométrique adéquate pour réaliser avec les baffles droit et gauche le troisième sommet du triangle équilatéral propice à la bonne écoute stéréophonique. Un branchement pirate sur un pylône EDF 40.000 Volts me procure l’intensité juste suffisante pour écouter correctement un des morceaux de choix du mythique album Weld de Neil Young avec le groupe Crazy Horse : «Like a Hurricane».

Ce maudit canadien, originaire de Toronto, a forgé à grands coups de marteau-pilon les fondements du hard-rock-grunge. La première parution du morceau remonte à 1975, mais c’est à l’interprétation publique de 1991 qui vont mes faveurs. Cette production éphémère lamine le bien fondé de la musique clone et ratatine les vautours de la production high-tech mondialiste. Un cristal de roche façonné par les doigts du Hasard au décours du refroidissement d’une échappée de magma. Merci à ces mineurs de fond et à la robustesse de leur matériel qui ont permis la mise sous cloche à l’intention des générations futures de cette pépite encore incandescente. Je m’enflamme, je m’enflamme, mais ce billet et son encart You Tube désirent simplement vous permettre, après avoir rempli toutes les conditions énumérées plus-haut, d’en apprécier une pâle mouture. Faute de grive on mange des merles… On y voit notre jeune héros (Neil dérive du prénom gaélique Néall qui signifie héros et Young , c’est jeune en english si je ne m’abuse) chevauchant le cheval fou au milieu de la tornade et de sons dignes du Blitz londonien. Insensé...

Le lien You Tube étant brisé, on fera appel à Daily Motion !
*

Neil Young & Crazy Horse, 1996 - Like A Hurricane
envoyé par fagopy

jeudi 15 novembre 2007

Le football une nouvelle religion?


L'équipe de football d'un lycée catholique en 1891: le sport religion...


... [le peuple romain] qui distribuait autrefois pleins pouvoirs, faisceaux, légions, tout, maintenant se replie sur lui-même et ne s’inquiète plus que pour les deux choses qu’il souhaite : DU PAIN ET DES JEUX.
(Juvénal, Satires, 10, 78-81)
Léger malaise lorsque je dois justifier mon attachement au sport le plus pratiqué et regardé en France : le football. Ce n’est pas une raison pour éluder le sujet. L’origine de la balle au pied remonte à la nuit des temps, mais ce sont les Anglais qui ont mis en place les règles du jeu moderne. A quoi doit-on son succès populaire planétaire incontesté ? Probablement à la simplicité de la plupart de ses règles. Bon, je mets la balle en touche, pour ce qui concerne les lois du hors-jeu. L'équipement minimaliste que requière sa pratique est un argument supplémentaire : un objet variable non identifié dans lequel on puisse shooter sans se blesser et un espace de jeu au revêtement quasi quelconque. Même pas besoin d’avoir des chaussures, un short ou un maillot. Difficile de trouver un autre sport d'équipe pouvant rivaliser dans les domaines évoqués. Cela n’explique cependant pas tout de l’engouement dont ce sport fait l’objet. Omniprésence médiatique, standard de conversation mâle en société, activité dominicale régulière du grand nombre, foules massées dans les stades, hordes de supporteurs, vie sociale parfois tributaire des heures des grandes retransmissions, voire même, « dopage » économique en cas de victoires en finales des équipes nationales dans les grandes compétitions.

"Peut-être l'Occident est-il en avance d'une religion et ne le sait-il pas. ", Marc Augé concluait ainsi son article écrit à l'époque d'une nouvelle phase de développement des grands rituels modernes engendrés par le football.

La question vaut en effet la peine d’être posée. Liturgie, rituels, adoration quasi mystique des champions, scènes d’hystérie collective ou individuelles, habits sacerdotaux, bannières et oriflammes, sublimation des héros, tentative de représentation individuelle au travers d’officiants adulés vont dans ce sens. On retrouve même la sinistre association politico-religieuse avec les misérables tentatives de récupération de grands élus lors d’événements utiles à la pèche aux voix par ceux qui s’affichent au milieu de cohortes d’aficionados, de tifosi, ou de "footomaniaques".  Les psychologues apportent de l’eau à ce moulin. La victoire ou la défaite de l’équipe qu’on soutient moduleraient les humeurs des supporteurs. Le footballeur professionnel serait devenu le substitut du gladiateur romain. Les nouveaux empereurs - ou ces fous qui nous gouvernent, pour reprendre le titre du livre de Pascal de Sutter - n’offrent pas au peuple pizzas et bières, mais cautionnent les jeux de l'arène, sachant qu'ils peuvent éloigner un temps les électeurs des révoltes engendrées par leurs difficultés quotidiennes. Les fanatiques du ballon rond font de ce jeu un psychodrame (mais le jeu est en lui-même un petit psychodrame) réactivant leurs tensions individuelles et leurs rapports éthologiques au sein de la meute.

Misère! Malgré ce billet au ton pamphlétaire, je ne renonce pas à cette addiction souvent citée comme un sommet de beaufitude. Je vitupère encore contre les erreurs d’arbitrage, bondis parfois de mon fauteuil au moment d'un but, consulte les pages sportives des gazettes, et m’extasie à l'occasion devant une phase de jeu lumineuse au cours de laquelle un passage chorégraphique de haut-vol vient d’être interprété par un danseur étoile au QI parfois proche de sa température rectale : « Nobody's perfect, Sir... »

vendredi 26 octobre 2007

Des chiffres et des angles


Un correspondant m’a adressé dernièrement un diaporama PowerPoint fournissant une explication étonnante au graphisme des chiffres actuellement en vigueur dans notre écriture moderne. Ceux-ci sont dénommés «chiffres arabes» et nous auraient été légués par l’intermédiaire de l’Espagne durant la colonisation musulmane de leur territoire de 714 à 1492. Je savais que nous devions aux Maures l’invention du zéro (mot arabe signifiant «le vide»), mais n’avait jamais eu vent qu’ils avaient emprunté aux Phéniciens leur mode de numération. Celui-ci retrouvé sur des abaques proposait neuf chiffres dont la calligraphie procède d’une logique se fondant sur le nombre d’angles contenu dans les figures originales de ces chiffres. L’iconographie de tête de billet en fait la démonstration. Merci aux internautes curieux de m’adresser des commentaires pouvant valider ou invalider cette théorie. Esprits obtus, un angle de vue nouveau plein d’acuité sur les chiffres anguleux...
*
Un lien sur l'histoire des chiffres

Note humoristique: de nombreuses personnes, en écrivant le chiffre 7, utilisent une barre supplémentaire horizontale au milieu du chiffre. La plupart des typographies l'ont fait disparaître aujourd'hui. Mais savez-vous pourquoi cette barre a survécu jusqu'à nos jours? Il faut remonter bien loin, aux temps bibliques. Lorsque Moïse eut gravi le mont Sinaï, et que les 10 commandements lui furent dictés, il redescendit vers son peuple et leur lut à haute et forte voix chaque commandement. Arrivé au septième « Tu ne commettras point d'adultère.Tu ne désireras pas la femme de ton prochain », de nombreuses voix s'élevèrent parmi le peuple lui criant : "Barre le sept, barre le sept, barre le sept !"

Et voilà l'origine de la barre du sept !

mercredi 24 octobre 2007

Il était une fois dans l'Ouest








Clic sur les images pour les agrandir

Sacrilège! Un Italien s’attaque au mythe du Western et culbute totems et tabous. Jouer sur les archétypes à l’outrance, salir la pure image des héros du Western en pointant du colt quelques uns de leurs vices cachés et la violence crue de leurs actes, c’en est trop! Voilà sur quoi maints critiques tempêtent depuis la sortie de ce film en 1968. Pourquoi Sergio Leone, qui comme beaucoup avait succombé dans sa jeunesse au rêve américain, finissait-il par le trahir? 

Loin de moi l’idée d’argumenter sur le bien fondé ou sur la partialité des propos tenus par des individus plus qualifiés que moi en la matière. Cependant, je n’ai trouvé aucune analyse partant simplement du titre. Celui-ci contient pourtant l’incipit des contes avec son imparfait qui suggère que l'on va narrer une histoire, et que, pour ce faire, on ne se privera pas de s’éloigner du vraisemblable, que l'on aura parfois recours au travestissement, à la métaphore et à l’imaginaire. Bettelheim nous a parfaitement montré la capacité des contes à mettre en lumière des facettes de l’obscur objet de nos désirs. C'est bien connu, aussi, que l’analysé résiste à les faire remonter à sa conscience, arc-bouté sur ses modes de défense privilégiés. 

Dans ce film, Leone s’attaque bien à cela. Il empile les archétypes et passe en revue les références classiques du Western qui ont été mises en place avant lui par les grands réalisateurs américains spécialistes du genre. Les amateurs trouveront une foultitude de références aux films de ses glorieux ancêtres. Si cela tourne parfois à la parodie, c’est pour mieux démasquer les illusions et les mensonges qu’elles véhiculent.  Provocateur en diable, Leone disait à qui voulait bien l’entendre, en termes crus de macho résistant encore un temps dans son fort Alamo aux squaws de la montée du féminisme, que ce film racontait avant tout: « La fin de la dernière période de l’histoire américaine où les hommes avaient des couilles, et la transition entre le Far West, et l’institution du matriarcat en Amérique. L’Amérique est fondée sur des femmes qui ont des couilles en béton. ».

Comme vous le constatez, notre homme faisait dans la dentelle. Pour continuer dans la provocation, le choix d’Henry Fonda pour le rôle du très très méchant, n’est pas anodin. Le justicier sans tache, icône du cinéma américain des années antérieures, écorne fortement son image dans ce rôle à contre emploi. La plupart des personnages savent dès le début de l’histoire qu’ils vont mourir. Le chemin de fer surgit dès la séquence générique lancinante et ses interminables 12 minutes. Il se veut un funeste augure. Les valeurs fondatrices de la nation vont tomber sous les tirs croisés de nouveaux maîtres aux cartouchières bourrées de billets verts. Les paysages du Grand Ouest vont s’orner d'une estafilade. Le visage de l’Amérique va devenir celui de «Scarface».

On peut préférer, les classiques antérieurs, mais rien ne m’enlèvera de l’esprit que la musique d’Ennio Morricone rend leurs bandes son parfois désuètes, et sait porter au sommet l’ampleur dramatique qui sied au traitement de ces fresques emphatiques de réaménagement du passé américain. L’harmonica, Teuf-teuf, le Cheyenne, les cache-poussière, la putain héroïque, autant de destins tragiques mis en lumière. La mouche libérée du canon du sinistre homme de main de la gare est probablement le seul geste de miséricorde de cette joyeuse troupe "d'amis qui ont un important taux de mortalité"

Historiette:

Un enfant demandait à son grand-père pourquoi il commençait toujours ses histoires par:
 "Il était une fois. 

- C'est pour éviter de me tromper sur les dates, répondit l'aïeul."


mardi 16 octobre 2007

« La dictature c’est ‘Ferme ta gueule’, la démocratie c’est ‘Cause toujours’ »


Jean-Louis David, La mort de Socrate (1787) Metropolitan Museum of Art - New York

Il m’arrive de pester contre la pertinence de lois qu’on ne m’a jamais demandé directement de voter. Quand on me dit qu’il faut comprendre que les élus sont nos porte-paroles, je n’en viens pas pour autant à croire qu’ils ne parlent jamais en leur nom propre ou ne chagrinent pas ceux qui pensent autrement. «Dura lex, sed lex», mais n’oublions jamais que ce ne sont que de simples mortels qui promulguent les lois. Il devient alors illusoire de leur prêter un caractère transcendant ou irrévocable. Certains malheureux tombés du jour au lendemain sous la férule d’un dictateur occasionnel, conçoivent rapidement qu’elles sont bien plus pragmatiques ou volatiles qu'on ne l'imaginait. De plus, quelques unes, à mon humble avis, ont été pondues un soir de vague à l’âme ou de grande débâcle psychique, par quelques illuminés tentant au petit bonheur de justifier leurs postes et leurs salaires. La maxime latine cité plus-haut a quelque chose d’abrutissant. Sa sempiternelle invocation exhale des relents de fatalisme masochiste. Mon but de départ était d’écrire un billet chafouin pourfendant travers et dérives d’un régime que Churchill et Jacques de Bourbon Busset qualifiaient de moins mauvais système politique: la Démocratie.

Entreprise prétentieuse, voire mégalomaniaque. On n’avait pas en plus attendu ma sapience pour en gloser avant moi. Lucides, drôles, pertinentes, incisives, bien des analyses ont ratissé le sujet dans ses moindres recoins. A quoi bon se fendre alors d’un billet poussif et insignifiant. A temps, j’ai changé mon fusil d’épaule pour proposer quelques citations choisies. Le «Candide» du troisième millénaire comprendra mieux peut-être que celui de Voltaire que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des régimes du monde. Si nous aimons la Démocratie, il ne faut pas pour autant imaginer que le peuple ou les dirigeants qu’une majorité accepte ont perdu la capacité de perpétrer certains abus des régimes qu’elle a un jour remplacés. Bien qu’il faille souhaiter qu'elle vive le plus longtemps possible, veillons à ce que ses travers ne la mine pas au point qu’une majorité des citoyens mécontents, manipulés par une minorité d’oligarques à l’appétit de pouvoir immodéré, finissent par l’adultérer au point qu’elle devienne péril pour les premiers et source de bénéfices iniques pour les seconds. Trêve d’emballements épistolaires ronflants ou de dénonciations «zolesques» pompeuses pour laisser place à quelques mots d’auteurs, traits d'humour et citations proches parfois du dépit amoureux.
*

«La démagogie est à la Démocratie ce que la prostitution est à l’amour» - Georges Eglozy

«La dictature c’est ‘Ferme ta gueule’, la Démocratie c’est ‘Cause toujours’» - Jean-Louis Barrault


«A la nomination d’une petite minorité corrompue, la Démocratie substitue l’élection d’une masse incompétente» - Georges Bernard Shaw


«La démocratie qui semble être la règle du monde moderne et qui n’en est que la punition» - Jules Barbey d’Aurevilly

«Tant qu’il y aura des dictatures, je n’aurai pas le cœur à critiquer une démocratie» - Jean Rostand


«Le plus grand nombre est bête, il est vénal, il est haineux. C’est le plus grand nombre qui est tout. Voilà la Démocratie» - Paul Léautaud

«Le moins mauvais système politique est celui qui permet aux citoyens de choisir l’oligarchie qui les gouvernera. On appelle cela généralement démocratie» - Jacques de Bourbon Busset

«L’erreur des démocraties est de trouver que leur vérité soit une pour tout le monde, et force l’adhésion» - Je sais plus…

lundi 24 septembre 2007

Broken Flowers





Jim Jarmusch nous avait déjà gratifié de bons films comme “Down By Law”, “Dead Man” et “Night on Earth”. En 2005, il fait mouche à nouveau avec son excellent « Broken Flowers ». Les grands réalisateurs, comme les grands écrivains, se reconnaissent au style. Dans son dernier film, Jarmush travaille à nouveau un cinéma sans artifices dans lequel il privilégie les plans muets et les jeux d’attitudes aux dialogues superfétatoires. Une note d’Antonioni chez cet homme. Une fois encore, la bande son est à la hauteur. A se demander même si son film ne dissimule pas le prétexte de nous proposer des morceaux qu’il affectionne ?

Don Johnston, avec un «t», interprété par un Bill Murray au sommet de son art, campe un Don Juan moderne sur le retour rattrapé par son passé. Une lettre anonyme, typographie rouge sur papier rose, lui apprend qu’il a un fils de 19 ans parti à sa recherche. A grand renfort de manigances, son voisin de quartier, détective privé dans l’âme ou Commandeur masqué, haut en couleurs bien que noir de peau, le pousse malgré ses réticences à retrouver les roses fanées, vestiges d’anciennes amours brisées. Muni par ses soins zélés d’un plan de voyage détaillé, il parviendra sans coup férir à les débusquer. Spectateur, un tantinet voyeur, nous pénètrerons alors dans le mausolée souvent pathétique de ses anciennes conquêtes dont la trajectoire de vie à de quoi déconcerter un Don pourtant champion du flegmatisme désabusé. Dénichera-t-il au cours de ses pérégrinations les indices démasquant le corbeau rose et mère de son enfant caché ? L’humour du film se joue dans la finesse et les seconds rôles sont à la hauteur du personnage principal. A noter la présence à contre emploi d’une Sharon Stone parfaite. Sa fille, une Lolita fracassante, est probablement le pendant dans le miroir de l’adolescente qu’elle a été. Un grand cru à déguster à fines gorgées, justement récompensé par un « Grand Prix » au festival de Cannes.

Le site officiel, très ludique, vous donne un aperçu original de l’atmosphère du film

lundi 10 septembre 2007

Echos d'Eco...



Umberto Eco est un universitaire bolognais natif d’Alessandria. Ce spécialiste de la séméiotique, fin lettré à l'érudition aussi large que sa carrure, rêve-t-il pour cela de constituer un jour sa propre bibliothèque d’Alexandrie ? Dans ses romans truffés de références classiques, il nous guide au travers du labyrinthe des textes, nous aide à slalomer dans l'étymologie des mots et cherche à ranimer pour nous des parfums d’époques révolues dont nous sous-estimons en bons barbares les raffinements. «Il nome della rosa», le monumental polar médiéval qui l’a révélé aux yeux du grand public est une somme peu commune d’érudition qui nous démontre à l’envie que tous nos ancêtres n’étaient pas des butors pataugeant sans question dans l’obscurantisme et l’intégrisme abrutissant que les autorités, à certaines époques, tentaient d’imposer. Les principales voies de la pensée avaient été défrichées de longue date. Cachés au creux de bibliothèques obscures tenues parfois par des adulateurs de la pensée unique, des hommes curieux et courageux pouvaient dénicher nombre d’ouvrages en contenant les preuves. Pour Eco, le plus grand bonheur consiste sans doute à redécouvrir ces livres précieux qui témoignent de la profondeur ou de la vivacité d’esprit qui animait nos anciens. Ainsi, parmi ces scriptes artistes du Moyen-âge et enlumineurs de génie œuvrant laborieusement à leur conservation et à leur transmission, se trouvaient des dissidents prompts à la satire comme en témoignent leurs enluminures ironiques. Il est bon et impérieux de savoir rire de tout. C’est un des messages de son ouvrage, merveilleuse leçon d’histoire et résumé des théories qui s’affrontaient sous le contrôle d’une Eglise omnipotente qui délivrait les brevets de vertus et triait à la hussarde textes canoniques et apocryphes. Une leçon d’humour et de tolérance toujours bonne à méditer.

Le récit de l'aventure qu'écrit pour nous au crépuscule de sa vie, Adso ancien novice attaché à son maître et héros, prend sur la fin un ton désenchanté. Regrets de n'avoir pas eu la force d'infléchir un chemin de vie trop "orthodoxe"? Il se termine par une citation latine. Une recherche sur la toile m’a fait découvrir une facétie finale du merveilleux narrateur qu’est Umberto Eco : “Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus” (De la rose initiale ne subsiste que le nom, nous ne tenons plus qu'un nom dépouillé). Adso n’a jamais connu le prénom de la jeune fille qui l’a détourné incidemment de ses vœux de chasteté. De sa présence charnelle perdue, il ne garde qu’un nom vide de substance. Eco a changé une lettre de l’hexamètre original du « De contemptu mundi » de Bernard Morlaix écrit au XIIème siècle. Roma s’est muté en rosa. Pour le bien du récit dira-t-on...

Quelques citations savoureuses de l’auteur :

«L'important ce n'est pas tellement d'avoir des souvenirs, c'est toujours de régler ses comptes avec eux.»- Le Point - 15 Février 2002
«Une poule est l'artifice qu'utilise un oeuf pour produire un autre oeuf.»

«Il y a quatre types idéaux : le crétin, l'imbécile, le stupide et le fou. Le normal, c'est le mélange équilibré des quatre.»- Le pendule de Foucault
«La science ne consiste pas seulement à savoir ce qu'on doit ou peut faire, mais aussi à savoir ce qu'on pourrait faire quand bien même on ne doit pas le faire.»- Le nom de la rose
«Rien ne communique plus de courage au peureux que la peur d'autrui.» - Le nom de la rose
«La télévision rend intelligent les gens qui n’ont pas accès à la culture et abrutit ceux qui se croient cultivés.»
«Si Dieu existait, il serait une bibliothèque.»- L’événement du Jeudi - 9 Avril 1998
«Dans le monde entier, il existe un moyen infaillible de reconnaître un chauffeur de taxi : c'est quelqu'un qui n'a jamais de monnaie.» - Comment voyager avec un saumon
«Les thèmes de la tragédie sont universels, alors que ceux de la comédie sont plus ancrés dans les cultures.»
«L'écrivain essaie d'échapper aux interprétations, non pas nécessairement parce qu'il n'y en a pas, mais parce qu'il y en a peut-être plusieurs et qu'il ne veut pas arrêter les lecteurs sur une seule.» - Le Point - 15 Février 2002
«Chaque écrivain raconte toujours une même obsession.» - Télérama - 10 Septembre 2003
«Le prix à payer pour avoir Einstein d’un côté, c’est d’avoir un imbécile de l’autre côté !» Télérama - 10 Septembre 2003
«Nous savons que nous allons vers la mort et, face à cette occurrence inéluctable, nous n’avons qu’un instrument : le rire.» - Télérama - 10 Septembre 2003
«C'est votre père qui est votre obligé, et non point le contraire : vous payez de bien des années de larmes un sien moment de plaisant chatouillement.» - L’île du jour d’avant
«La fonction essentielle d'une bibliothèque est de favoriser la découverte de livres dont le lecteur ne soupçonnait pas l'existence et qui s'avèrent d'une importance capitale pour lui.

jeudi 6 septembre 2007

La lenteur et les danseurs de Kundera

L’écrivain, au sens noble du terme, se doit de posséder des capacités d’observateur malicieux des travers de son époque. Les plus grands savent de surcroît illustrer brillamment les plus intemporels. Chaque pouvoir tente à sa façon d’étouffer les pamphlets. Les grands bonimenteurs poursuivent le rêve secret d’occuper à l’envie le devant de la scène en cantonnant dans des réserves les contradicteurs qui ont l’outrecuidance de mettre le doigt là où cela leur fait mal. Contrôler les médias est une arme universelle. Une variante du moment consiste à noyer les étals des rayons littérature de la grande consommation de romans de gare indigents réussissant à dissimuler sous un fatras quelques perles noires dangereuses. Je range Milan Kundera parmi les écrivains « modernes » susceptibles d’irriter un temps nos histrions nationaux. Les monceaux de pâte à papier des derniers monuments de platitudes pseudo autobiographiques de starlettes éphémères du show-business ou les pavés indigestes commémorant le dixième anniversaire de la mort de Lady Di ont cette capacité d’ensevelissement. Le terrain de prédilection de ces « danseurs » étant avant tout le champ des caméras, ils se moquent sans doute comme d’une guigne de ces brûlots et peuvent s’adonner sans retenue à toutes les pitreries auxquelles les convient leurs conseillers en communication. Je relisais récemment un petit ouvrage de cet écrivain dont je guette chaque publication : « La lenteur ». N’ayant aucune prétention à la critique littéraire, je me contenterai pour vous inciter à le lire, de reproduire dans ce billet les principaux extraits d’un bon article publié sur Internet à son sujet.

« On sait bien que Milan Kundera n'appartient pas à la nombreuse famille des écrivains «fous du volant», mais les sentiments que lui inspire le «siècle de la vitesse» le rangent même parmi les nostalgiques du petit trot. Il observe avec sévérité l'impatience des automobilistes et, bien au-delà de la sauvagerie routière, la rotation éclair des rois de l'esbroufe et des vedettes de l'Actualité Historique Planétaire Sublime. Bref, une nouvelle fois il enfonce le clou.

Et à ce clou il accroche une oeuvre de petit format, intitulée La lenteur. Au premier plan: la «casserole de la célébrité», ustensile exécré du maître. Au second plan: un château dans un coin de verdure. En s'approchant, on peut voir une piscine au bord de laquelle un jeune couple est en train de faire l'amour, sous les yeux de quelques curieux... A la fenêtre d'une chambre, Kundera lui-même. Derrière lui, sa femme, Véra. Et, dans un lointain à la Watteau, un spectre en costume XVIIIe croise un jeune motard. Explication: l'auteur et son épouse passent la nuit dans un château-hôtel également occupé par des congressistes, dont fait partie le jeune couple, et hanté par les personnages d'un récit de Vivant Denon, Point de lendemain, dont fait partie le spectre. Une forte ironie pèse sur ce tableautin, exécuté d'un trait appuyé.

Sous ses airs de pochade, cette ouvre est un pamphlet. Selon l'artiste, il suffit de comparer notre société à celle du XVIIIe pour constater l'étendue des dégâts. Le monde sur lequel brillaient les Lumières n'était qu'étincelle, vivacité, prompte repartie. Aujourd'hui, les projecteurs semblent braqués sur des lourdauds pressés. Leurs pensées se traînent, mais ils pilotent de grosses cylindrées qui leur font battre des records de rapidité. Le port du casque vient un peu tard: l'intelligence est déjà en capilotade.

Ce roman de Kundera invite à regretter l'époque de Laclos, où l'on prenait le temps de réfléchir, de flâner, de retarder délicieusement le moment de la jouissance et de renouveler la volupté par la rêverie.

Dans Le mariage, Figaro se plaignait qu'on ait nommé un danseur où il fallait un calculateur. Que dirait-il aujourd'hui? Selon un personnage de La lenteur, le danseur est partout. Il occupe toutes les places. Pour obtenir ovation et adhésion, rien de plus simple: faire un bon geste. Tenir un enfant par la main, l'abbé Pierre par l'épaule... On peut aller jusqu'à soulever un sac de riz en Somalie. On aura l'air chargé de toute l'espérance du monde. Mais avant de jouer les atlantes de la charité il faut bien repérer la caméra.

Milan Kundera fustige le règne des imposteurs qui tiennent boutique d'altruisme et branchent leur propre enseigne sur celle de la Douleur.

De son premier recueil de nouvelles, Risibles amours, aux grands romans, La plaisanterie, La vie est ailleurs, L'insoutenable légèreté de l'être, ou à ses essais écrits en français - comme d'ailleurs La lenteur - Kundera n'a cessé de voir son public s'élargir. Il ressemble pourtant à Vivant Denon dont il dit dans La lenteur que le public qu'il désirait séduire «n'était pas la masse d'inconnus que convoite l'écrivain d'aujourd'hui, mais la petite compagnie de ceux qu'il pouvait personnellement connaître et estimer».

Et qu'on ne compte pas sur lui pour faire de la dissidence sa «spécialité». Le pouvoir communiste l'a pourtant très cruellement «puni». En détruisant par exemple toutes les matrices des enregistrements de son père. Ou en assiégeant, emprisonnant sa vieille mère mourante dans son agonie pour, selon Claude Roy, «la dérober un peu plus au fils lointain».

Dans La lenteur, il est question d'une fausse dissidence. Celle d'un entomologiste tchèque. Après l'effondrement du communisme qui l'avait arraché à ses recherches et contraint de devenir maçon, cet homme arrive à un congrès en France, avec l'auréole du martyr. Ses confrères l'applaudissent debout, et si longuement qu'il en oublie de prononcer son intervention. Or, lui seul sait qu'il n'a été «dissident» que par lâcheté: il n'avait pas osé tenir tête à «une dizaine d'opposants notoires qui s'étaient engouffrés dans son bureau et lui avaient demandé de mettre une salle à leur disposition».

Le congrès en question se déroule donc dans le château où Vivant Denon situa son récit. Point de lendemain raconte l'histoire d'un jeune gentilhomme qui passe une exquise nuit d'amour avec une dame désireuse de détourner sur lui, sans le lui dire, les soupçons qui pèsent sur son véritable amant, un marquis. Quant au jeune motard qui, dans le parc du château, croise le fantôme du gentilhomme, il vient de copuler en public afin de parodier les exhibitions télévisées de ceux qu'excite cet «infini sans visages» qu'on appelle commodément «le monde entier». Mais au cours de l'action son sexe n'a pas suivi. Il a dû se borner à simuler le coït. Imitant par là le bluff du petit écran.

Kundera oppose la puissance du vrai libertinage à l'impuissance tyrannique de l'image, les plaisirs d’Épicure à ceux de la voiture... Le lecteur attentif trouvera bien d'autres leçons dans les multiples plans et profondeurs de cette fable. Refusant les interviews l'auteur laisse à chacun le soin de tirer sa morale et conseille simplement de prendre son temps. »

dimanche 1 juillet 2007

Cinéma Caméo

Caméo : " Cinéma d’art et d’essai "

Nom et sous-titre de la vénérable institution nancéienne pourraient inquiéter.

Jadis, étudiant, j'en ressortais parfois perclus de torves lombalgies. Les fauteuils diaboliques du lieu en étaient cause. Louis XI aurait pu y trouver une solution alternative à ses cruelles fillettes.

L'institution résiste encore tant bien que mal aux usines à maïs soufflé érigés pour la consommation goulue des blockbusters. Pour ce qui concerne la maison mère, on attend toujours sur le trottoir avant le début de la séance après avoir retiré son billet. Un bobo en tenue anthracite assis dans son aquarium dépourvu d’hygiaphone vous l'a délivré. Cet homme orchestre, véritable Shiva du Septième Art, gère de manière un tantinet anarchique ou déconcertante, billetterie, lancement des séances, manipulation hasardeuse d’un outil informatique post-Minitel. Il reste impassible durant les tractations interminables concernant les cartes de réduction les plus insolites brandies par des cinéphiles pleure-misère. Une des nombreuses portes extérieures de cette véritable horloge de Strasbourg aux rouages secrets s’ouvre à intervalles plus ou moins réguliers au gré d’un joueur de flûte de Hamelin.  Le signal donné, il traîne à ses basques la chenille processionnaire de spectateurs appâtés par l’annonce du début de leur séance. Progression précautionneuse dans des couloirs crépusculaires et sinueux que n’aurait pas renié le roi Minos. 

De nos jours, les salles ont désormais gagné en confort, mais perdu leur charme architectural de Cinéma Paradiso. Les fesses y ont gagné ce que nos autres sens ont perdu : odeurs mycéliennes, toucher râpeux des velours craqués, couinements animaliers des strapontins désarticulés. Seul perdure le ballet chiant de début de séances des pervers qui ne peuvent pisser agréablement que dans les urinoirs publics. 

La dernière projection à laquelle je me suis rendu faisait partie d’une séance de rattrapage qu'autorise ce cinéma bienveillant. En général je fais ce genre d'expédition en solo. Je crains toujours de mener à la galère quelques proches. Ce soir je prenais bien un risque : aller voir un film ricain. J’évoque bien entendu le cinéma ricain du moment, celui qui calcule la rentabilité potentielle d’un film avant même sa sortie. Celui qui utilise le résultat d'un vote de spectateurs échantillonnés conviés aux rushes d’un pré-film.

Little Miss Sunshine : 

Le film avait bien reçu quelques récompenses dans l'année. Cependant, c’est un critère ténu en ces temps où l’on doit souvent choisir entre peste et choléra. J’étais prêt à passer sur un effet de Star-Spangled-Banner, sur un cliché mièvre à propos de la famille américaine, sur la destruction d’un parc automobile mitraillé par un bataillon de citoyens US équipés pour une promenade de courtoisie. Ce préambule tient à vous signaler mon ouverture d’esprit en cette douce soirée de juin. Pour en finir, je m'étais donc préparé au pire. 

Les cocos faut pas désespérer. Les Winners à la Schwartzy chez lesquels la sensibilité s’est concentrée au niveau des pectoraux auront de quoi grincer du dentier s'ils vont voir ce film. Ce road-movie à bord d’un combi Volkswagen à bout de course rescapé de Woodstock transporte des passagers américains aux antipodes des clichés convenus. Ce voyage initiatique de losers de haute voltige maintenus à flot par une mère conciliante se joue dans la finesse. Il évite les invraisemblances et rebondissements trop grotesques.

Le réalisateur nous fait grâce de messages moralisateurs lourdingues. Par delà Bien et Mal, à la recherche du temps perdu, on fonce vers un happy-end ambigu qui ne prône en fait que les vertus de la différence et du naturel. Un rayon de soleil qui illumine le déclin de l’empire américain.
*
Au passage: un caméo est la francisation du terme anglo-saxon « cameo appearance » (apparu en 1851 dans le monde du théâtre), désignant de nos jours l'apparition fugace dans un film d'un acteur, d'une actrice, du réalisateur ou d'une personnalité. On pense aussitôt au vieux Hitch.

mercredi 16 mai 2007

Le grand balancier de l'histoire


Hergé - L'étoile mystérieuse


L’histoire avance souvent à reculons. Son balancier oscille sans jamais trouver l’équilibre entre phases de libération des idées et des mœurs et phases de retour à l’autorité morale, religieuse ou policière. Certains analystes simplistes ou manichéens nomment parfois ces deux phases: ascension et déclin des civilisations ou des nations. Leur prosélytisme latent omet cependant d’observer, avec le recul historique qui sied normalement, que la seconde fut souvent plus prolifique dans le domaine de la création artistique et de la naissance de nouvelles idées que la première durant laquelle sévissaient rigueur morale et expansions militaires sanglantes.

Chaque civilisation semblerait, à l’image de l'individu lui-même, conserver une peur archaïque des périodes où la morale perd du terrain. La quête jamais aboutie de l’image idéalisée du père réel (absent ou insatisfaisante) amène parfois à se jeter dans les bras de chefs opportunistes, idéaux du Moi, susceptibles de les rassurer face à la peur de l’autre qui est plus souvent celle du fameux étranger qui est en nous. Les périodes d’instabilité économique ou politique sont propices à ces mécanismes propres à certains adolescents.

L’apogée des phases de réaction signe le retour en grâce du notable et du représentant du droit. Ce genre de personnages, pour le coup, est plus propice à aviver mes peurs. La réplique facile à ces propos un tantinet anarchisants serait que sans ordre, toute société s’écroulerait comme un château de carte. Cependant, quand on demande aux fringants défenseurs de l’ordre moral de démontrer avec rigueur la légitimité des grands principes, la dialectique vire au flou ou à l'évasif. La métaphysique pointe alors son nez, et l’on avance le postulat affirmant qu'elle préexistait à la venue de l’Homme. D’essence divine, elle s’imposerait et il n’y aurait rien à redire. Le misérable vermisseau humain serait bien incapable de concevoir les desseins et la perfection des plans du Grand Architecte. Ne met on pas ainsi la charrue avant les bœufs? Face à un sens de la vie furieusement caché aux yeux de la plupart, tantôt abscons tantôt enfantin, ne serait-ce pas l’Homme qui a créé de toute pièce les instances divines et les lois qui vont avec pour se simplifier la vie (ça on peut cependant en douter) et ne plus avoir à élucubrer sans fin?

Comment ne pas sentir en ces temps électoraux un vague retour à l’obscurantisme réactionnaire et percevoir que l’énergie cinétique va amener le balancier de l’histoire à remonter à la position symétrique de celle des décennies antérieures? "En finir une bonne fois pour toute avec 68" sonne ainsi à mes oreilles.

Le transfert de l’expérience est pure utopie. Chaque génération doit reforger la sienne, commettant sans fin les erreurs des précédentes. Oublier l’histoire, c’est cependant se condamner à la revivre. Moi, je suis bien content d’avoir pris ce qui n’est plus à prendre, avant qu’un temps bien trop long à l’échelle de ma vie ne se soit écoulé et que l’intensité de la pesanteur ne fasse redescendre le pendule pour le ramener vers les temps bénis du futur antérieur.

Veuillez excuser la tonalité de ce billet à la Cassandre, un peu pompeux. Il faudrait confesser en fait, reprenant cette boutade initialement appliquée à la scolarité: « Les politiques à partir de l’âge de quinze ans, c’est comme les poils, j’en ai eu rapidement plein le cul… »

Point de vue annexe : lien vers une de mes nouvelles