mardi 8 octobre 2013

LE PANTIN SPATIONAUTE

Illustration : Pierre TOSI

« L’illusion est une foi démesurée »
         Honoré de Balzac


L’entretien téléphonique était devenu pénible. Abandonnant son naturel taquin, Hugo se mit à peser le moindre de ses propos. Au bout d’une demi-heure de concentration douloureuse, il lâcha prise pour s'exprimer sans fard. À l’autre bout du fil, l’interlocutrice devint une vraie furie. La carcasse du vieux coucou d’Hugo faillit se déglinguer, tabassée par la tornade de reproches qu’elle éructait. C'était une des plus fortes tempêtes en vol qu'ait essuyée le Baron Rouge. À cette heure avancée de la nuit, il était livide, donc, méconnaissable. Quelle déplorable éducation ! Mégère lui avait raccroché au nez alors qu'il avait les ailes en écharpes et le moteur en flammes. Cette algarade l'avait vidé. Coquille creuse, il ne lui restait plus qu'à se coucher. Le sommeil l'accueillerait peut-être avec bienveillance ? Bizarrement, il n'eut pas la texture ténue qu’amènent les endormissements agités. Ce fut au contraire une aventure prenante et dense que le rêve projeta sur la toile du cinéma Morphée. Elle était truffée des images surréalistes de son précieux travail de raccommodage. Il en produit en masse pour atténuer les frustrations de vieux désirs inaboutis. Le rêve travestit pour leurrer le dormeur. Ce transit onirique gratuit vaut bien des psychothérapies. S'il existe une divinité créatrice, sachez qu'elle nous a donné le rêve pour ruiner les psychiatres.

La caméra du songe commençait à explorer les confins d'un univers étrange. Sur toile de fond encre noire, de rares falots stellaires fournissaient au rêveur de vagues repères. Parcourir ces lieux reculés n'inquiétait pas le spationaute. L'absolu silence qui emmitouflait son errance molle le berçait tendrement. Quatre points pâles qu'il avait pris au départ pour des météorites en goguette, grossissaient à vue d’œil. Le phénomène s'accéléra dans un grondement de tuyère. Des sons au sein du vide interstellaire ! L’activité du rêve ébouriffe sans vergogne les lois fondamentales de la Physique. Assourdi et frappé d'effroi par l'étrange apparition, le voyageur du songe stoppa net. Non, il ne s'agissait pas de météorites. Désormais bien plus proches, les objets volants mal identifiés avaient l'apparence de vaisseaux spatiaux de taille prodigieuse. Ils passaient et repassaient en décrivant des rotations majestueuses dans les trois axes de l'espace. Un jeu vidéo gigantesque et immersif. Au bout d’une minute - en temps onirique - les structures ralentirent leurs évolutions pour faire du spectateur médusé le centre géométrique d’un cube qui n’avait pas de face supérieure. Autour du petit homme gris qu'était devenu le spationaute, se dressait désormais une prison spatiale aux murs vertigineux.

Mais le spectacle ne faisait que commencer. Venue d'on ne sait où, une baudruche de l'envergure d'un Zeppelin s'immobilisa à l'aplomb d'un angle du cube carcéral. À nouveau, il allait être le jouet d'illusions gigognes. Il avait d'abord entrevu la baudruche de l'énorme cochon d’"Animals", le disque des Pink Floyd. Mais, cette image fugace se métamorphosa rapidement en une variante monumentale de la femme montgolfière du film de Fellini "La cité des femmes" : le fantasme gonflable de l'idéal féminin que le pauvre Marcello, fébrile et désespéré, tente de rattraper lors de son escalade finale effrénée. Les pieds du bibendum prenaient appuis sur deux murs adjacents. Des cuisses plantureuses prolongeaient des jambes aux mollets puissants. Ses hanches, aux galbes et aux proportions rappelant celles des baigneuses de Renoir, contrastaient étrangement avec son buste grêle ancré à une taille fine. Deux mamelons épais et turgescents pointaient de ses seins menus. Ce corps constituait une chimère humaine.

À peine stabilisée, l'apparition tendit les bras et orienta ses paumes vers le petit homme gris pétrifié. Les doigts de la prêtresse sauvage étaient couverts de bagues. De celles-ci, jaillirent de grands fils transparents semblables à ceux que sécrètent les arachnides. Ils s'enroulèrent comme autant de fines cordelettes aux membres de sa proie. Un témoin sentencieux eut d'ailleurs remarqué qu'aucun des cinq n’avait été oublié. Le pantin était prisonnier de la toile de la femme araignée et ses gestes assujettis aux doigts capricieux de cette fatale marionnettiste. Elle l’engagea rapidement dans une pantomime grotesque. Durant ses pandiculations, les parois se sculptaient en façades d'immeubles. Plus précisément, d'hôtels. On avait affaire à quatre répliques de la façade avant du Carlton. Le clip publicitaire de Chanel pour son eau de toilette masculine allait se projeter autour d'Hugo dans sa version 380 degrés avec effets surround. Les grands volets des chambres se mirent à claquer les uns derrière les autres, actionnés par des harpies, modèles réduits de la baudruche princeps. Montrant fugitivement leur silhouette par les embrasures, elles jetaient des imprécations à la volée. Les furies tançaient "L'égoïste" avec des voix hystériques. Le petit homme dansait comme un beau diable au tempo de ces adresses gracieuses. Les volets claquaient et les harengères vociféraient de plus belle. La main droite du pantin tenait un revolver. Le canon était pointé sur sa tempe.

Une ombre immense se mit à tournoyer au-dessus de lui. Elle se posa dans un bruit d'ailes et d'étoffe à ses pieds. Un spectre enveloppé d'une ample pèlerine noire le toisait, hautin. Il ôta sa capuche. Le rêveur vit avec effroi la tête hideuse de la Dame en Noir. Une de ses mains squelettiques balaya le pan de la grande cape qui lui couvrait l'épaule gauche. D’un geste auguste et décidé, la Faucheuse leva haut son outil éclatant qui siffla en s'abattant sur lui comme un éclair. Il s'affaissa mollement et ferma les yeux…

…Rien de spectaculaire ne se produisait. Inquiet, il releva la tête. La Mort n'avait fait que faucher ses liens. La Dame en Noir souriait goguenarde. Elle lui décocha un clin d’œil, et de sa voix caverneuse y alla de son commentaire: "Quel suspense coco, hein!"

L'index du spectre pointa la poupée gonflable juchée sur son piédestal. Avec emphase, elle ajouta: "Aujourd'hui, c’est mon jour de repos. À toi l'exécution des hautes œuvres."

Les quatre bâtiments s'étaient groupés deux par deux et configurés en angle obtus. Ils se creusaient de lettres immenses composant quatre mots : BÊTISE VULGARITÉ, PRÉTENTION FUTILITÉ.

Sectionnés nets par la faux, les liens de la poupée gonflable flottaient au gré des vents solaires. Une odeur de marée montait de la scène. La Dame en noir prononça alors un verdict sans nuance : "Pursex de Chanel, bonhomme, masqué jusqu'ici par «Odeur de Sainteté» avec lequel tu la vaporisais à qui mieux-mieux. Malgré les lavages répétés, la caque sent toujours le hareng, rien à faire..."

Le pantin interloqué demanda alors à la Faucheuse : "Mais qu'attends-tu de moi?" 
– Coco, abats les murs de Jéricho ! Rima-t-elle.

Le rêveur possédait quelques références bibliques, mais ne se savait pas en possession du cuivre adapté pour rééditer l'exploit. Quatre fléaux de cette taille requéraient un trompette idéale. Une idée traversa soudain l'esprit d’Hugo. Il se redressa avec une lueur amusée dans les yeux. Il se concentra jusqu'à ne plus être que péristaltisme gargouillant et borborygmes prémonitoires. Parfait, il se mit dos à la muraille alphabétique, se pencha, et baissa rapidement son pantalon. Un typhon organique époustouflant que n'eut pas renié Bérurier s'abattit sur les remparts. La tête sur le coté, Hugo vit se lézarder les "édifices qualificatifs". Après avoir vacillé un moment, ils s'affaissèrent, puis croulèrent en pluie de gravats. La baudruche, coupée de ses bases, propulsée par sa tuyère pelvienne, fila en zigzaguant. Le hurlement sauvage qu'elle poussait finit par se tarir quand elle ne fut plus qu'un point filant vers la constellation de la Baleine.

Au sein d’un gigantesque nuage de poussière, s’abattait pêle-mêle le lest abandonné par la femme montgolfière: tubes de rouge à lèvres, crayons gras, flacons de vernis à ongles, breloques et colifichets, vaporisateurs et produits cosmétiques. Au moment du dernier soubresaut, se mirent à choir en tournoyant, comme les dernières feuilles de l'automne tombées d’un arbre, quelques pages de "Marie-Plaire", et... un chèque en blanc.

C'est à ce moment précis qu'Hugo se réveilla. Assis dans son lit, il se mit à rire de cette projection privée ubuesque. Une « major » hollywoodienne pourrait lui acheter à prix d’or. Un léger sourire encore fiché au coin des lèvres, il se rendit à la cuisine au beau milieu de la nuit. Il avait grand faim. C’est net, il devait couper les liens avec la mygale hystérique. C’est ainsi que doit se comporter un sale égoïste !


Pierre TOSI – Mars 1992 –



Note : à cette époque, j’avais fait un rêve assez proche de celui-ci, alors que je me débattais dans une relation sentimentale agitée. Quant au reste, de la pure fiction. Quoique, pour certains détails…
Le clip publicitaire de Jean-Paul Goude passait effectivement à la télévision ces années là. En le revisionnant plus de 20 ans après, je constate qu'une des figurantes ressemblait fortement à la femme qui m'avait raccroché au pif après une soufflante de cet acabit. Mais ce n'était pas du Pierre Corneille!
Bien des années après le délire onirique du Maestro présenté dans "La città delle donne", mon rêve a dû lui emboîter le pas! Il est bien question dans les deux d'un règlement de compte entre un homme et des féministes déchaînées qui le traquent et pointent du doigt ses faiblesses...

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