Hugo peinait dans la bourrasque. L’averse qui cinglait Nancy en ce milieu d’après-midi d'automne perçait son vieil imperméable. Une humidité froide s'insinuait au cœur des êtres et des choses. Des rafales balayaient l'asphalte luisant. Hugo marchait sur les eaux du déluge. Il tirait des bords en évitant les parapluies qui brandissaient des rostres menaçants. Les étraves d’autobus bondés remontaient à contre courant la grande artère. Elles décollaient de la chaussée des gerbes traîtresses qui faisaient maugréer les passants aspergés. Un été brinquebalant partait dans la débâcle. Le long des rives, seuls de rares argonautes aux épidermes bronze pâle s'en souvenaient encore.
Hugo avait eu enfin la bonne idée de se mettre à l’abri sous un auvent. Tout en guettant une accalmie improbable, il profitait de son havre pour observer le flot grouillant des citadins. Beaucoup s'affairaient aux derniers préparatifs de la rentrée. En détaillant les éléments de la flotte, il imaginait de minuscules arches de Noé charriant dans leur cabotage une animalerie hétéroclite. Reconnaître un visage au sein de cette armada en transit l'eut conforté dans l'idée que ce flux continu n'était pas une substance amorphe, mais un bouillon constitué de mille ingrédients. Un peu d'adresse, il capturerait un aromate. Quelques secondes sur les papilles, il en percevrait la saveur caractéristique. Hugo aimait saisir l'essence de nouveaux êtres. Il avait compris qu'il ne s'ennuierait jamais une minute s'il gardait toujours en lui le goût de la rencontre.
Qui peut se vanter - à part le butor abouti - de conserver contre vents et marées une thymie au zénith? Depuis quelques minutes, Hugo éprouvait une de ces mystérieuses variations de l'humeur. Son vigoureux positivisme estival se délitait sous les embruns corrosifs, mauvais fruits de ce vent d'est et de ce ciel bas d'automne. Ce frisson qui le parcourait annonçait-il le coup de déprime ou la sudation curatrice? Il était transi et ne devait pas rester planté là, plongé dans ses cogitations aquatiques. En quelques brasses, il gagna l'abri salutaire de la rade Stanislas. Les cieux déchaînés avaient drossé vers les digues de la Place Royale la foule qui habituellement anime son centre à la belle saison. Sans faire le faraud plus longtemps dans ce grain, il décida d'accoster en regard d'une des tavernes du port.
Au "Café du Commerce", Hugo commanda une boisson chaude pour se revigorer. Vautré sur une banquette, il put reprendre à loisir le cours de ses pensées aigres-douces. Alors qu’il sortait son portefeuille pour vérifier qu'il avait de quoi régler sa consommation, une photo racornie oubliée dans la poche intérieure de son imperméable s'en échappa. Elle montrait, au cœur d'un paysage méditerranéen gorgé de soleil, une jolie femme brune assise sur un rocher. Elle tenait dans sa main droite un bouquet de fleurs sauvages. Son visage légèrement incliné reposait au creux de son autre main. Elle souriait tendrement au photographe. Hugo ramassa ce flambeau de Nicéphore tombé au sol.
Quand, pour la première fois, un inventeur français
réussit à fixer sur une couche photosensible les images inversées de la
"camera obscura", un nouvel outil d’exploration des souvenirs enfouis dans les ténèbres venait de naître. Figer la lumière d'un
instant, voler à la vie ce que l'on appellerait plus tard un instantané,
préserver du temps qui passe un monde en équilibre, conserver l’image
d’un visage à la fleur de l'âge, tout cela devenait possible. La surface sensible de Niepce sauvait du
temps qui passe et abîme le visage d’une personne aimée, jeune à jamais. Il emprisonnait en sus dans ce nouvel épiderme une
part d'émotions d'antan. Plus tard, en juxtaposant une ribambelle
d'images fixes, le cinématographe saurait ranimer des séquences entières
de palpitations de vie. Orphée, autorisé par les dieux et la puissance
de son désir, put retrouver Eurydice aux enfers à condition de ne jamais la regarder. Hugo, lui, pouvait revoir ce
visage sur papier couleur. Il sentait qu'à l'heure actuelle,
celui-ci n'était probablement plus tout à fait le même, marqué par les six années passées. Y avait-il encore dans ces
yeux la même chaleur, le même enthousiasme, la même ferveur? Il se
remémorait les paroles de la chanson d'Alain Souchon :
"J'aime les regretteurs d'hier / Qui trouvent que tout c'qu'on gagne on le perd
Qui voudraient changer le cours des rivières
Retrouver dans la lumière / La beauté d'Ava Gardner
Retrouver les choses premières / La beauté D'Ava Gardner..."
Pourquoi avait-il désormais dans les
yeux "cet air de savoir que tout va dans la mer"? Pourquoi cette Ava lui
remontait-elle au cœur? Pourquoi, lui si friand du moment à venir,
devenait-il soudain ce nageur à l'envers?
Il sentit peu à peu l'atmosphère de la
salle populeuse se mettre à frissonner. Il
entendait d'étranges éclats de voix au milieu du brouhaha. Les sons ne correspondaient pas à ce qu'il observait. Il regardait un film mal synchronisé. Sa soudaine
torpeur était-elle responsable d’une sorte d'hallucination? En
fait, son cerveau dégrippait un rouage bloqué par la rouille des ans, tout en ressuscitant un désir de l'enfance. Quand il fuyait la peine
ou l'ennui, le petit Hugo aurait souhaité avoir le don de revivre à sa guise, sans la
moindre altération, les événements qui avaient laissé en lui une
empreinte heureuse. Papy Sigmund parlait d'un refus de la perte
de l'éden utérin, mais cela devait être particulièrement barbant de se retrouver
accroché par un pipeline à la chaude matrice, comme un astronaute à sa
capsule, flottant au sein d’une obscurité liquidienne douceâtre. Hugo
désirait simplement conserver intact au fond de sa mémoire certains
morceaux de vie - échos d'archaïques de sensations fœtales, pourquoi pas? -
dont il était sûr de ne jamais se lasser. Le jardin d'Eden ouvert à
toute heure du jour et de la nuit, en somme. Étrange refus du temps qui
efface, gomme ou détruit. Il aurait dû se féliciter que l'oubli
existât. Il a l'heur de dissiper les grandes douleurs. Hugo refusait en
quelque sorte, de façon absurde, que bonheur et malheur subissent le
même traitement.
C'est suite à ces réflexions sur l'hier
que lui vint cette idée : les voix étranges qu'il entendait dans ce
café étaient peut-être
ramenées par le ressac du temps? C'est çà, il assistait en
surimpression à des scènes anciennes dont cette salle avait été le
théâtre. Là-bas, sous ce lustre, les échos d’une joie oubliée. Au-dessus
de la table voisine, des pleurs aujourd'hui évaporés.
Les voix du passé prirent soudain le timbre de la voix de Donald Duck
quand il s'énerve. Retour accélérée vers un territoire où hibernait un vieux souvenir. Les doigts fébriles du présent, activiste frénétique, ne
pouvaient pas produire cette alchimie mentale. Hugo les savait
inaptes à fournir un travail de synthèse qui requiert recul
et pondération. Seul, le passé, vieux mage taquin à la patience infinie,
pouvait accomplir ce tour de passe-passe. Ces deux entités temporelles s'opposaient-elles de façon aussi caricaturale ? Hugo en prise à ce phénomène étrange qui ne le privait pas totalement de sa perspicacité, percevait que cette diablerie devait l’en dissuader. Conviant le dernier composant de la trinité à
entrer dans sa théorie, il comprit que passé, présent
et futur s'entendent comme larrons en foire. Cette séparation
artificielle et commode disparaît, comme quand un myope repose ses
lunettes sur son nez et voit se reformer la continuité de l'espace. Le présent, vague qui plisse la surface du
temps, n'est que l’avant garde en transit du passé qui part vers le
futur. Un souvenir travesti peut
réapparaître, donnant l'illusion de la nouveauté. Le futur
fera revivre beaucoup de nos souvenirs à notre insu. Inconditionnels du présent ou du futur qui vous
pensez les enfants chéris de l'évolution et vous comparez à des athlètes
structurés face aux passéistes souffreteux et involutifs que sont les
"rêveurs de l'hier", n'oubliez pas que vous êtes débiteurs du passé.
La recherche de l'index sur la grande
bande de la mémoire ne fut pas bien longue. Hugo perçut une brusque
décélération, puis, "arrêt sur image". Figée, devant ses yeux, là-bas dehors, il voyait la terrasse du «Café du Commerce» peuplée de consommateurs profitant d'un
beau soleil de début d'après-midi de mai.
Détaillant la scène fixe, il distingua bientôt au milieu des clients deux
silhouettes connues. L'une était son double. L'autre, assise en face,
était la belle femme brune qui souriait sur la photo. Mais oui! c’était, cinq ans plus tôt, le lieu de rendez-vous dont ils avaient convenu pour se retrouver après une longue séparation. Quelques jours avant, un
peu plus en arrière sur la bande, elle lui avait adressé un courrier
succinct et bigrement précis: "Veux-tu m'épouser?". Il lui avait
répondu de façon encore plus concise en gros caractères : "OUI". La
concision de sa réponse était sans commune mesure avec le débat
intérieur qui l'avait animé pendant des heures avant de glisser cette vaste page de littérature dans une enveloppe timbrée.
Pour décrire son cheminement de pensée,
il faut sortir de la naphtaline quelques mots ronflants et les
revigorer dans un fougueux dithyrambe. Hugo, déchiré
entre la réponse que lui intimait le devoir et celle que lui hurlait la
passion, était écartelé par les deux pur-sang du dilemme. Ce beau mot de
la langue française peut être remplacé par une expression moins
élégante, mais plus imagée: un piège à cons.
Choisir entre deux inconvénients, c'est assez
typique du truc où "à tous les coups on perd". Hugo devait se faire
héros, se hisser à la force des pectoraux vers les cimes de la tragédie.
Horace, Phèdre, Cinna, Britannicus, Andromaque, deviendraient alors ses
compagnons de bac à sable. Entré dans la confrérie, il obtiendrait la carrure de
démiurge nécessaire pour intimer l'ordre à Corneille et Racine de
s'engager dans un duel à mort dont l'issue lui indiquerait le choix de
Dieu. Une histoire propice à se vautrer dans le sublime, ou à tutoyer au minimum.
À ma droite : Corneille,
reconnaissable à sa matraque de C.R.S et à ses "rangers", digne
représentant du "Devoir d'abord". À ma gauche : Racine, identifiable à
son blouson de James Dean et ses Ray Ban, sponsorisé par "Passion avant
tout". Devoir faisait valoir à Hugo qu'il était normal qu'on lui
demandât de s'engager enfin, de prendre de fermes résolutions pour
rassurer la femme qu'il aimait. Passion lui criait de ne pas trahir
"Liberté chérie". Le mariage est une tartuferie monumentale dans laquelle tu t'es déjà
fourvoyé, jugeait-il. Molière pointait son nez, et avec lui un brin d'humour !
Hugo manquait d'assurance. Il n'avait jamais su dire comme un grand: "Qui m'aime,
me suive, après tout!". Il craignait probablement de se
retrouver tout seul comme une cloche en clamant pareille fanfaronnade. La peur de la solitude rend affreusement prudent.
Hugo transigeait donc parfois avec ses grands principes, y mettait des
bémols, faisait des choix de faux culs. Il aurait dû pourtant
comprendre, qu'au bout du compte, ils avaient toujours repris le dessus, quand, pour un temps trop long, il
les avait bafoués. Hugo aurait dû parler simplement à la dame brune. Il
aurait dû défendre les propos de ce personnage de film dont il avait
oublié le titre: "Le mariage s'impose à partir
du moment où deux êtres qui se sont aimés n'auront plus rien à
se dire d'intéressant. Mariés ils vont pouvoir à nouveau deviser : " Jour de folie que celui où je t'ai
épousé(e)... Tu m'as fait perdre les plus belles années de ma
vie...etc."
En fait, ce jour de mai sur
cette terrasse, il avait eu peur de perdre la femme qu'il aimait en
tergiversant. Sa réponse, qui eut pu faire croire que le devoir avait
triomphé, était saupoudrée d’une bonne dose d'opportunisme.
Elle voulait entendre "oui", puisqu'elle avait posé la question. Hugo
n'était pas un héros de tragédie grecque, mais un homme banal qui essaie
de s'en sortir tant bien que mal dans sa navigation sur le grand océan.
Les mois qui suivirent le rendez-vous réel sur la terrasse du café se chargèrent de
décanter radicalement la situation. Bien
que demande et réponse allassent toutes deux dans le même sens, ils se séparèrent, à bout de souffle, exténués par une kyrielle de règlements de comptes mesquins. La sagesse aurait voulu qu'ils n'oublient jamais ce qui à leurs yeux constituait l'essentiel. Ils avaient liquidé un bien précieux comme des enfants gâtés qui brisent leur jouet de peur
qu'on leur prenne. Aujourd’hui, dans ce café, cette photo en main, Hugo savait que le bonheur
était un bouquet de fleurs cueillies sous le coup d'inspirations
subites, çà et là, tout au long du chemin de la vie. Que ce n'était nullement une composition
florale rigoureuse et méthodique.
Pourquoi sa mémoire lui renvoyait-elle
cette séquence oubliée? Une triviale bouffée de culpabilité? Comme dans
"La rose pourpre du Caire", on l'invitait à entrer dans la toile de
projection du Souvenir dans ce café où il était venu se
réfugier, fuyant les averses. Hugo la traversa pour aller s'asseoir sur la terrasse du passé. Pouvait-il impunément engendrer
une manipulation hasardeuse du temps? Il patienta jusqu'à ce qu'une voix
paisible, celle du vieux mage sans doute, lui prodigue ce conseil:
"Vas-y Hugo, ne change rien. Tu ne peux d'ailleurs rien changer. Le
présent des amoureux est éternel."
Rassuré, il se superposa au personnage
masculin de la scène pour quelques minutes de plaisir retrouvé. Il
n'aménagea aucune variante. Un air printanier baignait la scène. L'air était transparent. Elle était tout essoufflée la "bella
ragazza". Peur d'être en retard au rendez-vous, sans doute. Toujours
aussi orgueilleuse, elle ne voulait rien laisser paraître de
sa fébrilité. Elle lui apprenait qu'elle avait trouvé son mot une heure
plus tôt, juste avant son
départ. Le bonheur se lisait sur son visage. Hugo se dit en
lui-même: "Si la sincérité existe, elle a ce visage. La femme qui te
fait face ne tergiverse pas comme toi. Le mariage est pour elle une
preuve d'amour."
Son cœur se pinça en comprenant soudain
ce que le vieux projectionniste souhaitait lui montrer : il se pourrait bien qu'aucune autre femme ne sache plus lui montrer avec une telle intensité son amour. Hugo l'avait-il perçu à l'époque? Non, c'était certain. Il regarda avec une infinie
tendresse et un profond respect la femme du mois de mai qui savait
aimer. Ce regard qu’il lui adressait tentait de lui communiquer sa
plus sincère reconnaissance. Elle ne pouvait pas savoir, elle, qu'en cet
instant, c'était un Hugo plus vieux de quelques années qui lui
adressait ce tendre sourire, cherchait à lui dire de
rester toujours la même. Hugo savait bien que
les êtres s’abîment ou s'avilissent parfois en vieillissant. Bondissant
d'un miroir aux alouettes à un autre, ils perdent peu à peu la pureté de leur essence première. C'est en fait cette crainte qui
l’avait toujours poussé à ne jamais revoir les femmes qu'il
avait aimées. A ses yeux,
seuls les domaines de l'art et de l’œnologie échappaient à la cruelle érosion. Pas de quoi cependant dissiper la tristesse qui s'emparait de lui,
quand, les jours de tempête, il se penchait imprudemment à la fenêtre du
temps qui passe et au balcon de la nostalgie.
La séance prit fin. La lumière se ralluma. Dehors, la
terrasse était grise et les chaises étaient vides. De grandes rafales de vent
soulevaient l'eau des tables. Hugo, au travers des vitres, contemplait
une place qui s'évanouissait comme un mirage dans la
vapeur de sa tasse de thé.
Poursuivant ses rêvasseries
d’octobre, il mit un bémol à son " Ne jamais revoir une femme que l’on a
aimée". Il entra sur le
compteur du magnétoscope du souvenir qui manquait de précision : « Fin octobre, trois ans après
l’année de la terrasse de printemps». Play…
Novembre et ses fleurs mortuaires.
Décembre et ses pères Noël exténués. Janvier et ses pesanteurs
gastriques. Février et ses carambolages autoroutiers. Les mois passaient
sans coup férir. Mars de tous les espoirs fait poindre joyeusement son
nouvel arrivage floral et avril le douche à grands coups de giboulées.
Il faut insister sur mai qui suit immanquablement jusqu'à présent. Ce
mois-là, pourquoi ne nous en a-t-on pas mis trois ou quatre dans l'année ?
Les jours croissent à vue d’œil. Le soleil qui a cruellement manqué
depuis de nombreux mois s'installe, mine de rien, pour faire éclore les
belles fleurs printanières des projets en germes. Juin, quant à lui, ne
fait que préparer l'apothéose de juillet le torride.
Celui de cette année l'était tout
particulièrement. Un soleil ardent vous l'avait fait rôtir à souhait.
Les grands-mères se plaignaient de la chaleur. Elles jalousaient probablement son ardeur juvénile. Elles appelaient de leurs vœux le retour d'un froid vivifiant. L'hiver venu, on les entendrait se plaindre de
la rigueur des premiers frimas. Le froid tenace évoquait trop pour elles celui du sépulcre qui approche à grands pas. L’âge ne
freine pas le culte du paradoxe. Le vieillard conserve intact
le sempiternel besoin de se plaindre de son sort, le cou crispé en
direction de l'autre rive où l'herbe est plus verte, même si c'est celle
du Styx. Hugo, lui, le natif d'août, baignait dans son jus,
jamais rassasié par les chauds rayons nourriciers de ce mois. Un rythme biologique
calqué sur la nature - ou l'arrivée de la constellation du Lion aux
abords de l'écliptique pour les fervents du zodiaque – faisait que
chaque année, à la même époque, il sentait décupler ses performances. Le
taux d’une amine cérébrale, dopé par l'ardeur des dards de Phébus,
était plus probablement en cause !
En cette fin de matinée de juillet, le
thermomètre frôlait les trente cinq degrés sur cette place allemande où Hugo attendait près d'une cabine
téléphonique. Un ami tentait de joindre sa compagne
pour modifier lieu et heure d’un rendez-vous. L'atelier Mercedes où ce
dernier avait amené son véhicule en révision était
débordé. Le transfert d'un bataillon de mécaniciens sur le front des
plages en était la cause. L'organigramme de la journée s’en voyait
perturbé. Plutôt qu'un déjeuner à Metz, l'homme au téléphone proposait à
sa dulcinée un "Mittagessen" en Germanie. Privé momentanément de son
véhicule, il lui demandait de venir le rejoindre à Sarrebruck avec le
sien. Sa douce Juliette lui indiqua qu'elle avait prévu de passer son après-midi avec une amie, mais que cela ne poserait sans
doute pas de problème si elle lui suggérait cette inversion d'objectif :
shopping en bordure de Sarre contre courses en bordure de Moselle. Rendez-vous aux alentours de midi devant
l’entrée d’un grand magasin du centre.
Les trottoirs de la ville crépitaient
sous les coulées du haut-fourneau solaire. En plein brasier, la cité
sarroise gagnait le statut de ville équatoriale. Les promeneurs
rougeauds, baignant dans cette friture atmosphérique, portaient des tenues
adaptées à ce brusque changement de latitude. Hugo et son ami
savouraient depuis quelques minutes le souffle frais qu'exhalait la bouche du magasin climatisé où ils s'étaient mis en poste. Ils
guettaient à droite, à gauche. Comme sœur Anne, ils ne voyaient rien
venir. Piège classique, ils se firent bêtement surprendre par le revers.
Hugo entendit dans son dos une voix rieuse au timbre clair connu :
"Hugo, comment vas-tu depuis tout ce temps?"
Il se retourna pour sourire à la femme brune de mai. Séduction et élégance déployées, le teint éclatant
de soleil, vêtue d'une tunique mi-longue et d'un pantalon d'un blanc
lumineux à forte inspiration asiatique, elle n’avait pas changé. Ses
jolis yeux bruns en amande et ses longs cheveux noirs étaient à
l'unisson. Cette bougresse avait conservé
son charme pétillant. Ne présumant en rien de l'état d'esprit de la
belle panthère qui venait de le surprendre, et connaissant bien ses
foucades, il se contenta de rester civil et courtois. Si, tout comme lui, elle se trouvait la victime d'une
vile conspiration, rien dans son attitude n'indiquait toutefois qu'elle était contrariée.
Tout le monde mourrait de faim. D’un
commun accord, on prit la décision de se diriger vers le restaurant le
plus proche. Une trattoria fit l’affaire. Hasard
étrange, c’était l'endroit où Hugo et la Chinoise avaient dîné la
première fois qu'ils avaient passé une journée ensemble en Allemagne.
Quelle attitude adopter durant le repas? La conversation se déroulait
dans une complicité joyeuse. Quelques
remarques à double sens amenaient tout de même Hugo à conserver ses distances. Les
deux joueurs d’échecs, pour donner le change, privilégiaient la défense. Il ne fallait surtout pas laisser
croire au couple ami qu'un des deux tentait une manœuvre de
rapprochement. L'après-midi, les femmes firent quelques emplettes en
compagnie de leurs chevaliers servants. Hugo expérimentait les lois du
magnétisme. S’approchant trop du champ émis par son ancienne dulcinée,
il risquait le brusque accolement. Tout au plus, il flirtait en limite.
L'heure fixée pour récupérer l'automobile approchait. On se rendit de nouveau au garage. Avec
beaucoup de délicatesse, la compagne de l'ami d'Hugo exprima le désir
pressant de rentrer avec son homme. Elle laissait son cabriolet à Hugo
qui pourrait ainsi, s'il le désirait, rester un peu plus
longtemps en compagnie du pôle plus. Ce dernier n'émit aucune réserve.
Cela fit plaisir à Hugo. Après le départ du couple ami, il lui proposa aussitôt une petite escapade au jardin franco-allemand, symbole
végétal de la réconciliation de deux nations rivales.
C'est en passant sous les premiers
arbres qu'il osa prendre le bras de la dame brune. Il ne se déroba
point. La nature était immobile, sidérée par le bombardement solaire. Ils marchaient du même pas dans la touffeur,
retrouvant la complicité qui leur permettait avant de se
comprendre à demi-mots et de passer des journées entières à échanger
sans ennui. Le grand catalyseur chlorophyllien y avait sa part :
- Tu te souviens, quand, le nez rouge de froid, on voyait poindre
les premiers crocus, là bas sur cette grande pelouse?
- Et les magnolias, les premiers jours d'avril, avec leur opulente floraison céramique?
- Et la splendeur de ces massifs de rhododendrons aux dégradés subtils?
- Et les fleurs de ces grands tulipiers aux feuilles insolites?
- Et l'or clair, à l'automne finissant, de ce vieux pionnier de
la planète, l'Arbre aux quarante écus? Te rappelles-tu pourquoi on lui
donne ce nom chez nous ?
Elle lui confiait quelques bribes des années écoulées. Il lui demandait des nouvelles de ses enfants. Hugo
se sentait protégé de tout ce qui pouvait se passer d'humain alentour, calfeutré dans une
parenthèse. Ils planaient dans la même bulle de savon, contournant avec
élégance les sujets épineux pour ne pas endommager irrémédiablement leur
fragile aéronef.
De l'autre coté du grand champ à crocus, là-bas sous un
immense platane au tronc pistache, deux chaises vertes
semblaient les attendre, invisibles à d'autres yeux qu'aux
leurs. Hugo prit la
taille fine qu'il avait tant serrée contre lui. Ils volèrent en rase-motte au-dessus du pré pour venir s'asseoir à l'ombre du somptueux quinquagénaire. Assis côte à
côte, Hugo comprit qu'il avait affaire à un instantané de vie qui
déclenche le rideau de l'appareil photo des souvenirs heureux. Le parc
était à son apogée. Sur leur gauche, de grands massifs déroulaient leurs damas mauves et roses. Ils entendaient au loin le tintement de
rires d'enfants éclaboussés par le bouquet cristallin d'un petit jet
d'eau. Présent et passé signaient l'union sacrée. Les yeux de la
Chinoise se reflétaient dans ceux d'Hugo. Les bouches étaient si proches
: "Hugo, est-ce que tu m'aimes toujours ?"
Il colla ses lèvres aux siennes, en guise de réponse. Derrière eux, ils entendirent fuser des rires et des
sifflets. Le petit train du parc, rempli de voyageurs, passait en
actionnant sa cloche. Il en fallait plus pour rompre le charme. Hugo se
dit en lui-même que cet instant de bonheur passerait, mais qu'il avait
pris la photo à temps... au temps. Un jour, il tenterait peut-être de
fixer la scène sur une autre surface sensible pour préserver la chaleur de cet
instantané.
Le souvenir est un fluide subtil qui
nous surprend parfois. Il nous ramène à grands coups d'élastiques vers
des jours ensoleillés du passé. C'est l'influx qui anime le bras qui cueille la fleur rare qui va grossir le bouquet du bonheur.
Que rien n’abîme jamais nos souvenirs heureux.
Pierre TOSI - novembre 1993 -
|
Composition graphique personnelle : Pierre TOSI |
Liste des nouvelles du recueil
Octobre 2013: j’ai allégé cette ancienne nouvelle qui me paraissait très brouillonne et dans laquelle j'avais voulu faire entrer trop de matériau. Les photos qui illustrent le billet datent pratiquement d’un quart de siècle... et peuvent alimenter les discussions habituelles concernant la part autobiographique d'un texte romancé…