mercredi 23 mars 2011

Les yeux d'Elsa

Composition graphique - Pierre TOSI - 2013

« La vie est un bien perdu, pour celui qui n'a pas vécu comme il l'aurait voulu. »
Mihai Eminescu - poète roumain -

Hugo s'était réveillé tôt. Un rai taquin s'était glissé par un interstice du volet pour lui chatouiller le nez un instant, puis, frôlant sa paupière, illuminer un coin de son rêve.

Valse hésitation entre éclats moirés du songe et étincelles virevoltant dans un rayon de jour nouveau. La réalité reprenait le gouvernail du galion. La traversée avait porté ses fruits. L'angoisse du soir était restée sur l'autre rive. À l'orée de ce matin naissant, une fringale peu commune vrillait l'estomac d'Hugo et une fringante ardeur l'animait au réveil.

Les volets claquent sur le mur. Épouvantés, les oiseaux s'éparpillent alentour en semant des trilles d'alerte. Le verger en fleur, avivé par une belle lumière mousseuse de printemps, l'aveugle comme un flash. Le soleil se rue sur son visage et sa poitrine. De longues tartines beurrées dans un grand bol de lait chaud. L’envie jaillit, impérieuse. Il les engloutira sous le grand cerisier. Maîtrisant avec difficulté un plateau qui tangue dangereusement, le voilà déjà qui slalome entre les toquées de primevères de la pelouse. La boulimie rétrocède à la troisième tartine. Assis à la table du jardin, il peut désormais déguster son met de prince à petites bouchées gourmandes, l'esprit libéré de l’appel organique. Par intermittence, il jette un œil sur la façade arrière de sa vieille bâtisse. Un édifice suranné enchâssé dans un coin de verdure qui a résisté à la ville. Son inspiration architecturale puise en Périgord. On aurait plutôt attendu une blanche maison labourdine dans cette ville aux confins du Pays landais. De gros moellons calcaires non appareillées servent de support au maillage végétal exubérant d'une vigne vierge sur laquelle l'hiver a laissé quelques grappes de sorcières. Les premiers bourgeons pointent dans ce réticule anarchique découpé par les fenêtres à volets rouges de la maison à deux niveaux. Un toit de tuiles romaines constellées d’archipels de lichens multicolores la chapeaute Les épaisses torsades d'une glycine forment un portique incomplet qui enjambe la grande baie du salon et la fenêtre de la cuisine. Au cœur du printemps, ses belles grappes mauves forment un feston mouvant en haut des vitres. Dans le jardin, des rosiers aux branches biseautées par le sécateur, et quelques massifs floraux aux feuilles brunâtres mâchouillées par les crocs de l'hiver, sont aux prises aux premières montées de sève.

Hugo avait passé l'hiver dans ce refuge. Une décision pesée l'avait amené à se libérer une année durant de ses obligations professionnelles. Il avait rompu les quelques attaches sentimentales qui maintenaient chez lui l'illusion d'une vie affective. Au fil des mois froids, il s'était délesté d'une quincaille de futiles regrets et d'un fatras de torves blessures pour conserver du tri quelques souvenirs heureux. Pour cet homme, le solide équilibre promis à qui s’enracine en terre adulte avait bien du mal à faire racines. Il sentait plutôt approcher à petits pas la résignation chafouine. Un bilan rapide de sa vie indiquait un franc déficit dans la colonne des actifs. La plupart de ses choix avaient été dictés par les événements ou la raison. Ils avaient échappés à son libre arbitre. Il se percevait rouage besogneux d’un engrenage colossal qui le faisait pirouetter jusqu'au vertige. S'il ne réagissait pas, ses dernières envies seraient essorées par l’infernale centrifugeuse. Hugo avait dépassé la quarantaine. Il ne voulait plus laisser passer les trains, figé valise en main sur un quai désert. Il était redevenu, l'espace d'un hiver en purgatoire, un timide partisan du "Ça". Il n'était pas pour autant en prise aux pulsions abominables qui grouillent, parait-il dans l’inconscient. A ses yeux, la sublimation du désir n'était qu'un pis aller du plaisir. Il refusait de continuer à participer au grand défilé des présents sacrifiés sur l'autel des lendemains qui vont chanter. Un paquet de bolchevistes les attendent toujours dans leur tombe. Pour continuer dans le jargon des spécialistes de l'asepsie mentale, chez Hugo, l'archaïque "principe de plaisir" reprenait du poil de la bête. Le "principe de raison" lui avait imposé au fil du temps ce constat insidieux: "Le monde est gris, il faut t'en convaincre. Pas de gentils en blanc, pas de méchants en noir. Idéal rime avec utopie."
Les années passées, il était devenu sujet docile opinant à Sa Tiède Excellence Compromis, ou aux ordres contradictoires de Son Altesse Ambivalence. Quand il y réfléchissait, le compromis décliné à toutes les sauces servait avant tout à légitimer le pire. Il sentait l'odeur âcre du fatalisme permissif et de l'amnistie monter à ses narines. Mengelé : gris clair ; Jack l'éventreur : gris anthracite ; Néron: gris souris. Dangereux, tout de même!

" We want the world and we want it now ! "

L'histoire avait mal tourné pour Jim Morrison. Même chose, avant lui, pour Prométhée, le Professeur Frankenstein des anciens. Le symbole mythique de l'intellect révolté, était parti dérober en cachette le feu de l'Olympe pour donner vie à Épiméthée, son sosie de glaise, symbole des bas instincts terrestres. La punition des dieux s’était abattue sur son abdomen: un aigle lui rongeait le foie sans fin. On pouvait y voir une forme de cirrhose chronique olympienne. Épiméthée, titillé par la curiosité, avait fini par ouvrir une boîte qui lui avait offerte Pandore, envoyée en mission punitive par Zeus parce que Némésis était en RTT. Les vices, s'en échappant à tire d'ailes, s'étaient répandus sur terre. En meutes hargneuses, ils battaient la campagne, prêts à tous les sabbats lubriques, saccages et autres exactions barbares. Seule, l’espérance, lente à filer, était restée au fond de la boîte, symbole alternatif de la jarre des textes anciens.

Curieux de tout, Hugo avait fréquenté un ou deux vices avec parcimonie. Il gardait en mémoire, quelques fiestas fracassantes. Certaines composantes du désir ont une vague filiation avec ces trublions exaltés. Inutile de sauter comme un forcené sur le couvercle de notre boîte de Pandore pour y maintenir nos mauvais génies serrés comme des sardines. Les aérer de temps en temps "chacun son tour, on arrête de pousser derrière!", n'est pas une trop mauvaise méthode. Sinon, le danger, c'est de gicler un jour au plafond comme un bouchon de champagne propulsé par tous ces beaux diables, prêts, pour le coup, à donner dans la folie furieuse. Les annales psychiatriques, friandes de classifications savantes et confortables pour l’esprit, ont alors bien du mal à répertorier les avatars de ces fléaux et pestilences en rut.

La perte du désir, c'est le premier pied dans la tombe. Hugo le savait. Celui qui l'animait aujourd'hui ne l’incitait à aucune frénésie de dément au faciès révulsé. Il sentait que l'heure était venue de remuer son popotin pour partir de nouveau battre la lande. Dût-il la passer au peigne fin, il trouverait le blanc qu’il n'avait jamais débusqué jusqu'ici, ne serait ce qu'une heure durant! A croire que les cartésiens, les cyniques, les complaisants de la grisaille, avaient raison. Sans exigence particulière, ou les ayant toutes abandonnées, ceux-ci juraient qu'ils avaient trouvé ainsi la méthode pour échapper au fracas des illusions contre les rochers de la Réalité. Les tristes réalités, Hugo n'avait soudain plus le goût de s'en faire le témoin stoïque ou résigné. Certains fracas avaient au moins le mérite d'être de bouleversantes apothéoses. La découverte de la beauté qui irradie n'est peut-être offerte qu'aux cœurs purs? Hugo n’en était pas un, mais battait ce matin dans sa poitrine un cœur tout neuf.

Hugo monta à l'étage pour faire sa toilette et passer une tenue en rapport avec la petite excursion que lui avaient inspirée les bouquets de mariées du verger. C'est en tenue de cuir marron, blouson, pantalon et bottes, qu'il pénétra une demi-heure plus tard dans la bibliothèque. Fouillant un vieux secrétaire, il finit par remettre la main sur un portefeuille contenant des papiers de véhicule. La pièce regorgeait d'ouvrages de toutes sortes tassés les uns contre les autres sur des rayonnages. À la surface d'un grand bureau, un "Mac" dernière génération luttait contre des piles instables de revues et de livres entassés au gré des recherches des jours derniers. Des documents récemment tirés étaient encore dans le bac d’une imprimante. La dernière feuille affichait le mot "FIN" en police "Snuf", suivi d'un point d'exclamation qu'on percevait triomphant. Hugo, ses papiers en main, dévala l'escalier de bois qui menait au rez-de-chaussée. Arrivé dans le hall, il s'engouffra dans le garage. Il contourna une vénérable Jaguar Mark II, vieil or, et se campa devant une lourde bâche poussiéreuse qui dissimulait une autre vieillerie des années soixante : une Triumph Bonneville. L'Aquitaine avait été territoire rosbif jusqu'à la fin du XVe siècle. La Pucelle les avait bien boutés hors de France, mais quelques relents du "british way of life" flottaient encore en terre basque. Muni d'une boîte d'outils, de lubrifiants ad hoc, d'un petit compresseur et d'un monceau de chiffons, Hugo se mit alors à l'ouvrage. Il fallait remettre la bécane à niveau. Cela se fit sans grande difficulté. On avait affaire à un matériel sobre et robuste. Un bidon de carburant sur une étagère lui permit de refaire le plein. Au cinquième coup de kick, le bicylindre vrombissait.


Quelques minutes plus tard, casque rond sur la tête, grosses lunettes de chauffeur de locomotive sur les yeux, flying-jacket marron sur les épaules, Hugo déboule la rue Marengo. La berge droite de la Nive, le pont Mayou, la place de la Liberté, la gare, les bords de l'Adour, et enfin, la route de Saint-Jean de Luz. Cette année, en Pyrénées-Atlantiques, le printemps est estival. Hugo entreprend l'escalade de la falaise de Socoa qui mène à la Corniche basque. Le vent du large fouette alors son visage. En contrebas, l'océan étale ses splendeurs. Par endroits, les lames frappent de plein fouet, à grands coups d'épaule, le glacis oblique de la falaise. Il déroule un dégradé de nuances allant du vert émeraude au gris intense. Au large, des liserés neutres, sortes de courbes de niveaux marines, ourlent les différentes générations de vagues et les transitions subtiles des couleurs. À l'approche du rivage, ces lignes s'élargissaient, se bombent, puis se hérissent de dentelures blanchâtres. Touchant le fond, les rouleaux rompent l'harmonie, et c'est en ordre dispersé que des fronts de vague viennent s'exploser sur les rochers en gerbes d'écume éclatantes. L'océan, quand son contact avec la terre devient trop étroit, ne peut contenir longtemps l'orgasme.

Une demi-heure plus tard, Hugo entre dans Hendaye-Plage. Il remonte sur une centaine de mètres le boulevard de la Mer et range enfin son étrange mécanique contre la barrière du casino. De rares surfeurs en combinaison traquent la déferlante. Ce n'est pas une journée propice au "fun". Les flots rageurs se déchaînent sur d'autres côtes. Plein Ouest, par delà l'embouchure de la Bidassoa, l'extrême pointe des Pyrénées occidentales s’enfonce dans l'Atlantique en toute majesté. Le capitaine stoïque, figé dans un garde à vous solennel, assume le naufrage.

Hugo décide de se rendre à pied à la rencontre de la pointe Sainte-Anne. Aussi loin que son regard porte, l'immense conque contre laquelle s'usent les langues océanes ne propose pas âme qui vive. Il choisit de gagner la frange de plage balayée par la marée pour bénéficier d'un support de marche plus ferme. Sur le trajet, Hugo fait provision de coquilles d'ormeaux qu’il stocke dans son casque, ou se constitue au gré d'arrivées marines des perruques de goémon et de fucus. Le port des cheveux longs verdâtres n’est plus vraiment à la mode. Il s’en débarrasse. Arrivé à un endroit de la plage où le vent, s'appuyant sur de gros rochers anguleux, a érigé une petite dune hérissée de folles touffes d'herbes des sables, Hugo écourte la promenade pour s'installer confortablement dans une petite cache. De ce point d'observation, il scrute les Rochers Jumeaux. Il imagine deux têtes de colosses émergées des flots s'entretenant depuis des temps immémoriaux avec l’incisive Pointe Sainte-Anne. Il est midi passé. La chaleur devient touffeur. Une vapeur mouvante monte des sables. Cet écran à métamorphoses projette des mirages troublants. Le réveil matinal, la balade au grand air, la berceuse du ressac, la moiteur soporifique de sa cache, Hugo finit par s'assoupir.

Il reprend contact avec les éléments après un court coma. La plage se tord au travers d’une lentille d'air astigmate. Hugo distingue un petit point clair en lisière de mer. Il grandit peu à peu. C'est le premier promeneur en vue depuis qu'il s'est installé dans son berceau de sable, tout du moins, jusqu'à ce qu'il s'endorme. Le grand benêt décide de s’adonner à un jeu de son enfance: le jeu du pari lointain. On aperçoit quelqu’un à l'horizon. On peut commencer à parier. Au fur et à mesure que la distance rétrécit, celui-ci doit être formulé en termes plus en plus précis. Sinon, la cotte chute. Quelques exemples : très loin, "Homme"; loin, "Plus de cinquante ans"; plus près "Moche".

L'allure générale de la petite flamme mouvante qui approchait le faisait pencher de plus en plus la balance pour une femme : "Jeune ou vieille?". Pas de déambulatoire ni de canne, pas d'ombrelle, de sac à main ou de filet à provisions: il pouvait miser raisonnablement sur une personne de moins de cinquante ans. Hugo voyait désormais se découper sur l'océan une silhouette élancée à la démarche élastique et gracieuse. La femme tenait quelque chose à la main: probablement ses chaussures, car elle marchait dans l'eau par intermittence. Hugo distinguait vaguement un vêtement court qui lui collait au corps coté mer et battait au vent comme une oriflamme coté terre. Du fait de la réverbération, il percevait très mal les couleurs: "Rouge, vert?". Il ferma les yeux une dizaine de secondes avant de glisser son pari au courtier: "Une fille blonde, de moins de trente ans, avec une courte robe rouge en coton."

Il rouvrit les yeux: pari gagné. Le gosse était content. Quand la fille fut à une trentaine de mètres, son observation ludique se fit scrutatrice. Il avait affaire à une créature à l'allure peu commune. À vingt mètres, tout aiguillonné, il perçut des jambes parfaites, à quinze, de longs bras gracieux, à dix, un buste qui ne manquait pas de rondeurs stimulantes. Il entrevoyait par instants l'aile courte d'un carré blond battre l'ovale d'un visage encore trop vague pour en discerner l'expression. À intervalles irréguliers, avec ce geste charmant qu'ont les femmes coiffées de la sorte, elle remettait en place élégamment quelques mèches dissidentes. Une variante: elle soulevait la tête face au vent pour lui laisser le soin de remettre bon ordre à ce qu'il venait d'ébouriffer. Hugo, malgré des contorsions de Sioux dans sa cache de sable chaud, n'arrivait toujours pas à apprécier clairement le visage de cette créature marine. Avec le classique défaitisme masculin confinant au dépit, quand l'homme sait qu'il est inutile de se mettre l'eau à la bouche inutilement, il lança un second pari: "Elle a une peau ravagée par l'acné, elle louche et a un bec de lièvre.". Il donnait sans mesure dans l'épouvante.

Hugo n'avait pas l'âme d'un dragueur. Bien qu’il ait depuis des années dépassé l’âge où la timidité paralyse, il ne se sentait en capacité d'aborder avec aisance une femme de passage dans le but de la courtiser. Il imaginait alors un mouvement de recul systématique accompagné d'un regard soupçonneux. Dissuasif pour un homme soucieux de son image. Les spécialistes, dans ce cas, enclenchaient probablement trucs et artifices de la cour ambulatoire avec aisance, sans se soucier du message. L'héritage génétique du chasseur ne s'exprimait plus que timidement chez notre homme. La femme passa devant lui sans l’apercevoir. Elle découvrit son profil. C'était vraiment une superbe créature. Le fait de marcher pieds nus n'avantage pas la silhouette d'une femme. Celle-ci possédait des jambes interminables qui court-circuitaient la chose. Parfois, emportée par une bourrasque coquine, la courte robe légère remontait très haut sur la cuisse au point de laisser voir en totalité son galbe harmonieux et même l'amorce stimulante de ce que dissimulait une jolie culotte de blanche dentelle. A l’évidence, Hugo s'était mis en position zoom: "Essaye au moins une fois dans ta vie avant de jurer que c'est nul de jouer au gros dragueur des plages."

Il prit alors son courage à deux mains et ses jambes à son cou. Il devait partir aux résultats, même si son dernier pari n’était pas stimulant. Il saisit au vol son blouson, posa en hâte son casque sur sa tête avec les lunettes en position Vélux et courut en direction de la bouleversante apparition. Dans sa course, il gesticulait comme un grand dégingandé pour enfiler la deuxième manche de son blouson. Comment allait-il engager la conversation? Arrivé à hauteur de la femme magnétique aux jambes interminables, la réponse à sa question perdit de son acuité. Ce fut bêtement le crash. Il n'avait pas vu un rocher qui affleurait, découvert par le jusant. Il frôla sa cible de quelques centimètres et dans une chorégraphie que n'eut pas reniée un Maurice Béjart sous LSD, s'étala comme un pantin désarticulé dans la première flaque d'eau de mer. Il entendit alors un cri derrière lui, suivi rapidement d'un rire frais en fusée. Hugo releva la tête de la flaque, offrant à la victime du choc un faciès ahuri. Son cerveau fut instantanément dynamité par le visage de la fille. La perfection faite visage à ses yeux, il l'avait au-dessus de lui. Un sourire charmant découvrait deux rangées de perles nacrées à l'alignement parfait ourlées par une belle bouche charnue. Deux petites fossettes au bas des joues lui servaient de guillemets. Hugo venait de perdre sa dernière mise, et en plus, ses derniers globules de sang-froid. Quand la fille eut repris un peu de son sérieux - il la sentait quand même encore sous l'emprise d'un fou rire mal maîtrisé - deux faisceaux laser touchèrent Hugo en plein front. Cette fille possédait des yeux pervenche à faire chavirer toute la flotte américaine d'un seul bloc. Hugo, continuant à se prémunir, se dit en lui-même : "C'est çà, elle bégaye ou a une voix consternante d'une gouape."

Elle leva les yeux au ciel quelques secondes. Hugo en profita pour entreprendre un désensablement sommaire avec forces claques sur ses vêtements. Il l’entendit enfin s’exprimer. Sa voix ironique laissait percevoir quelques intonations germaniques: "Vous avez déjà eu le temps d'enterrer votre parachute!". Effectivement, la tenue de moto d'Hugo lui donnait vaguement l'allure d'un pilote de la RAF abattu en vol par la DCA côtière.

- Nicht Schiessen! Traité de Genève! cria Hugo les bras au ciel.
- Pas de panique! Les vert-de-gris ont quitté les derniers bunkers il y a plus de cinquante ans. Elle s'exprimait dans un français impeccable avec cette pointe d'accent étranger qui donne à toute femme, quelle qu'en soit la nationalité, un charme supplémentaire. Hugo continua dans le même registre, dans un allemand besogneux : « Lotte hat blaue Augen. »
- Et ce Jean Gabin, très bizarrement, de beaux yeux noisette !

La Teutonne ne manquait pas d'humour et possédait en sus des références cinéphiles. Hugo se trouvait peu à peu à court de réparties. Il faut dire qu'il baignait dans un monde hypnotique floconneux où la géométrie euclidienne est obsolète ; courbes mirages, lumières évanescentes, brumes mouvantes, état de lévitation persistant. Coup de foudre typique. Soulevant son casque il en sortit un coquillage. Son départ canon l’y avait gardé emprisonné. C'était donc ce truc qui lui grattait le crâne!

- Puis-je me permettre de vous offrir, pour me faire pardonner la frayeur que je viens de vous faire, cette superbe coquille d'ormeau.
- C'est le type de cadeau que vous faites aux femmes de la plage pour les séduire, répondit-elle, en riant de plus belle ?
- Si je vous dis que c'est la première fois que j’aborde une femme de passage, vous mettrez ma parole en doute. Si je réponds «oui», je passe pour un fieffé goujat.
- Je ne mets jamais la parole de quelqu'un en doute, c'est plus simple.
- Alors, si vous aimez la vérité, je dois vous avouer que mon prénom n'est pas Jean, ni Charlot d'ailleurs, comme ma cascade burlesque pourrait également le suggérer, mais Hugo.
- Confidence pour confidence, mon prénom est Elsa et pas Lotte. Hugo sourit intérieurement, Elsa était le prénom de la mère de Lotte dans "La grande illusion".

Ils marchaient vers l'Espagne. Depuis quelques minutes, Hugo ne parlait plus. Il avait peur que tout s'évapore. Il sentait que le moment auquel tout homme a droit dans sa vie se présentait à lui. C'était probablement son "Midnight express". Même en début d'après-midi, il devait sauter dans un wagon, jouer son va tout: "J'ai grand faim. Je vous invite à déjeuner. Etape suivante obligée du dragueur des plages, non? Vous êtes attendue?". Elsa eut un sourire narquois.
- Oui, par mon amant. Mais si vous m'invitez dans un restaurant très chic et très cher ? ….
- Ma bourse est plate, ma tenue consternante, mais par contre, je connais un bistro où l'on peut manger, pour un prix dérisoire, des plateaux de fruits de mer à faire craquer n'importe quelle snobinarde.
- Ont-ils un bon Graves?
- Tiens donc, une femme qui s'intéresse au vin?… Ils ont un excellent Château Chevalier.
- Banco alors, si vous enlevez votre casque pour manger! La coquille d'ormeau que vous m'avez donnée est superbe, mais des coquilles pleines c'est pas mal non plus.
Hugo venait de traverser quelques secondes difficiles. La réponse d'Elsa le remplit d'une joie enfantine. Cette fille possédait un naturel extraordinaire.
- Vous êtes venue ici en voiture ?
- Non je n'en ai pas. J'adore la marche à pied.
- Si grimper sur une motocyclette ne vous fait pas peur, je vous propose une place en croupe.
Ceci sembla l'amuser. Quand elle découvrit la Rossinante d'Hugo, elle lui indiqua que cette monture furieusement kitsch n’était pas pour lui déplaire. Disposant d'un seul casque, il lui enfila de force le sien en riant. « Ouaah, le style ! ».

Les voilà pétaradant dans Hendaye, Elsa serré contre lui et jupette au vent: convoi exceptionnel. Arrivés sur une place circulaire entourée de palmiers et de tamaris au plumage aérien, Hugo se gara face à la devanture du petit restaurant "La Rhune". Le patron les accueillit à bras ouverts, saluant l'hôte comme un habitué de la maison. Cet homme du sud ne pouvait s'empêcher de jeter un regard gourmand sur Elsa. Il resta cependant délicat dans le compliment qu'il tourna en son honneur. On commanda des plateaux derrière lesquels on pouvait se dissimuler sans encombre. Le vin délicieux n'avait pas le temps de décanter dans les verres. La conversation devenait de plus en plus enjouée. L'exposé des curriculums respectifs fut repoussé d'un commun accord et remplacé avantageusement par celle des hobbies. Elsa confessa une faiblesse pour la peinture. Elle barbouillait un peu. La qualité de son français s'expliquait par des études aux beaux-arts de Bordeaux et par ses séjours réguliers depuis l'enfance en royaume Franc. Hugo confia qu'il s'adonnait depuis un an à l'écriture dans un but essentiellement "thérapeutique". Il se passionnait par ailleurs pour deux disciplines théoriquement sans lien avec la première : la mécanique automobile et l'informatique.

Tout en conversant, il détaillait Elsa à loisir. Il observait sa façon d'écouter, de bouger et surtout de manger. Selon lui, on pouvait beaucoup apprendre d'une femme simplement en la regardant manger: éducation, sensibilité, sensualité. Elsa mangeait comme elle parlait. Un mariage réussi d'élégance et de raffinement qui n'altérait aucunement sa fraîcheur et son naturel rieur. Maîtrise totale des usages, aucune faute de goût dans ses commentaires. Quant à sa sensualité, Hugo s'en faisait une petite idée qui lui mit des étincelles au fond des yeux qu'il avait pourtant déjà très brillants. Ils échangeaient des propos comme s'ils se connaissaient depuis une éternité. Hugo jeta un coup d’œil discret au cadran de sa montre pendant qu'Elsa se tournait en direction du patron pour lui demander une carafe d'eau. Cela faisait presque deux heures qu'ils s'étaient rencontrés. Le record était pulvérisé. L'illumination qui résiste aux détails de la première heure existait bien. Hugo était conquis. Il craquait devant ce sourire, ce regard couleur de lagon, ce port de reine, cette voix cristalline, et même ce tic charmant qui lui faisait régulièrement tourner la bague qu'elle portait à l'annulaire droit avec les doigts de son autre main.

Le repas touchait à sa fin. Comment faire pour la revoir? Ne voulant pas abuser plus longtemps du temps qu'elle lui consacrait, il lui proposa de la ramener rapidement après avoir réglé l'addition. Elsa était désolée de n'avoir pas pris son sac. Elle aurait tenu à participer aux frais. Ce scrupule l'honorait. Hugo pilotait. Elsa servait de navigateur. Ils s'arrêtèrent en face d'une jolie villa en retrait de la cité balnéaire. Il jeta un œil, comme si de rien n'était, au numéro et au nom de famille qui figuraient sur la boîte aux lettres. Il était devenu en peu de temps un véritable professionnel. Tel n'est pire que l'eau qui dort. Ne sachant comment ponctuer l'adieu, il décida prudemment de lui serrer la main.
- Nous pouvons nous faire une chaste bise, lui dit-elle en souriant. Hugo ne se fit pas prier. Il enfourchait sa moto quand il osa lui crier, alors qu'elle attendait son départ devant le portillon du jardin : « Je suis amoureux fou ! »
- Peu crédible, répondit-elle
- On ne fait plus confiance, par principe, rétorqua Hugo sur un ton qu'il souhaitait contrarié ?

Il donna un grand coup de kick. Il allait démarrer en trombe quand il sentit Elsa à sa hauteur. Avec l'agilité d'un chat, elle était venue lui dérober un baiser furtif. Le larcin commis, la chapardeuse s'enfuit prestement vers son refuge. Le cœur chaviré, Hugo fonçait sur le chemin du retour, l'esprit encore enfiévré des images de ce bel après-midi. Il emportait avec lui une étincelle de vie à la blancheur immaculée.

Un beau matin, Elsa trouva une petite enveloppe dans sa boîte. Elle contenait un carton : "Hugo Etchevery vous invite à dîner un soir à votre convenance en son château bayonnais. La tenue de soirée est formellement proscrite. Il espère que son carton atteindra la destinataire avant son envol vers d'autres cieux.". Suivaient ses coordonnées. Dans le fond de l'enveloppe, elle trouva une pervenche séchée bleue mauve.

La réponse ne se fit pas trop attendre: "Volontiers, dimanche prochain si ce jour vous convient. Dans l'affirmative, soyez gentil de venir me prendre. Comment ce carton avait-il pu atteindre ma boîte à lettres? Un détective privé vous a fourni les renseignements? A moins qu'Hugo Etchevery ne soit en fait qu'un dragueur de plage redoutable ? Je suis désormais sur mes gardes."

Dans le fond de l'enveloppe, Hugo trouva un myosotis : « Je n'ai pas les yeux couleur myosotis... Elle est daltonienne... gênant pour quelqu'un qui peint ». Ce n'est que bien plus tard, alors qu'il montait à l'étage pour se coucher, qu'il se rappela, qu'en allemand, le nom de cette fleur veut dire: "Ne m'oublie pas".

Le dimanche convenu, aux alentours de sept heures du soir, Hugo passa prendre Elsa avec sa vieille Jaguar. Elle sortit au premier coup de sonnette. Il constata qu'elle n'avait pas résisté au plaisir de se parer un peu. Elle portait une courte robe noire en stretch sans manches dont la coupe était de fort belle facture. Des chaussures à talons mettaient en valeur de façon superfétatoire ses belles jambes. Son visage déjà bien halé, portait un discret maquillage. Elle avait mis à ses oreilles de jolies boucles dorées en formes d'étoiles de mer. Un bracelet assorti, constitué d'une ribambelle de coquillages, cerclait son poignet. Un sac fourre-tout en cuir bleu de France pendait à son épaule. Hugo la débarrassa rapidement du volumineux sachet en papier qu'elle portait pour le déposer à l'arrière de sa voiture. Décidément, il n'arrivait pas à se prémunir contre ce beau sourire qui illuminait régulièrement un visage aux yeux rieurs. Il communiquant immanquablement la joie de vivre. Hugo se dit qu'il avait la chance inouïe d'enlever une fille qui avait l'étrange pouvoir de faire surgir par sa simple présence l'enthousiasme et les sentiments les plus doux. Bises de retrouvailles. Le plaisir se lisait sur leurs deux visages.

Hugo choisit l'itinéraire le plus direct pour rentrer à Bayonne. La conversation reprit comme s'ils s'étaient quittés voilàlques heures. Dès l'arrivée, Elsa voulut qu'Hugo lui fasse faire le tour du propriétaire. Il se termina par le jardin. Il baignait dans les lumières de la terrasse et les feux rasants des luminaires extérieurs qui embrasaient les buissons des rocades. La fraîcheur du soir aquitain en ce début de saison l'envahissait peu à peu. Elsa résuma l'impression laissée par sa courte visite :
- La maison est à l'image de l'homme.
- Et comment est l'homme, demanda Hugo légèrement inquiet ?
- Chaleureux, accueillant et romantique.
Touché par le compliment, il eut le courage de lui poser une question qui le turlupinait.
- Pourrais-je te demander ce qui t'a décidé à passer ce bel après-midi en ma compagnie, l'autre fois ?
- Ton sourire, Hugo. Il était chaleureux, accueillant et romantique, une fois l'homme dégagé de sa flaque.

Riant de bon cœur, Hugo la prit dans ses bras pour lui donner un long baiser tendre. La tenant par la main, il la conduisit ensuite au salon, passant sous l'arche de la glycine. Il avait préparé une table d'amoureux avec un joli bouquet de fleurs des champs. Profitant du fait qu'Hugo l'avait abandonnée pour se rendre dans la cuisine, Elsa s'éclipsa. Elle voulait récupérer le gros paquet resté à l'arrière de la voiture. À son retour, elle en sortit tout d'abord une bouteille de Château Chevalier, précisant qu'elle était retournée manger seule au petit bistro et qu'elle avait demandé au patron, à la fin du repas, de lui vendre une bouteille. Celui-ci avait refusé catégoriquement qu'elle la paye. Alors, elle avait décidé d'offrir un cadeau supplémentaire. Elle sortit du grand sachet un sous verre enrubanné de Bolduc à frisettes multicolores. Hugo constata qu'il contenait une aquarelle, une marine plus précisément. On y voyait les Rochers Jumeaux et la pointe Sainte-Anne. On distinguait dans le lointain une vague silhouette humaine, une petite flamme rouge. Une signature paraphait l’œuvre: Elsa avril 95.


Une invitée de marque dans la maison d'Hugo
Hugo, très ému, complimenta vivement Elsa pour la qualité de son coup de pinceau et ne put s'empêcher de la prendre à nouveau contre lui pour déposer un baiser amoureux au creux de son cou. Le reste de la soirée..? Sachez juste qu'elle fut à leur image, gaie, tendre, romantique et pleine d'imprévus. Quoique...

Au petit matin, alors qu'Hugo dormait encore comme un enfant, deux belles pommes roses se glissaient en catimini hors des draps. Elles surmontaient deux jambes de reines, qui, quittant la chambre sans bruit, se faufilèrent vers le bureau. Deux fines mains curieuses s'emparèrent d'une pile de feuilles logée dans le bac d'une imprimante. La dernière portait en gros caractères le mot "FIN" suivi d'un point d'exclamation. Deux yeux pervenche commencèrent à lire: « Hugo s'était réveillé tôt. Un rai taquin s'était glissé par un interstice du volet pour lui chatouiller le nez un instant, puis, frôlant sa paupière, illuminer un coin de son rêve... ».



Pierre TOSI - Décembre 1996 –


Nicole BERGER dans "Le blé en herbe" d'Autant-Lara 



Note: version finale de cette nouvelle en boucle ou en "final twist ". Elle se veut clin d’œil à l'adolescence. La femme blonde de la nouvelle pourrait être, en plus âgée, la Vinca (nom latin de la Pervenche) de Colette dans "Le blé en herbe". La narration s'affranchit d'éléments autobiographiques concernant les lieux et les événements évoqués. Toutefois, la jeune allemande que rencontre Hugo a ramené l'auteur à quelques souvenirs de ses premières amours adolescentes dont ma mémoire n'a conserve que les lumières, au mépris des sombres recoins.

Pervenche - VINCA

2 commentaires:

  1. Je ne sais pas pourquoi, Aragon, je sens l'autobiographie...

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  2. De Ni> Le fait qu'Hugo mange trois tartines dans un bol de lait indique l'hommage à Elsa Tri au Lait.

    Plus sérieusement, on peut retrouver dans cette nouvelle printanière une évocation des lumières de l'adolescence, un hommage au monde de l'illusion, et un coup de griffe à l'idée reçue que l'age adulte est celui de la maturité sereine alors qu'il n'est souvent que celui de la démission.

    En y regardant de près, je fais un clin d'oeil au "blé en herbe" de Colette, un de mes écrivains français favori. Je me suis d'ailleurs permis d'emprunter une phrase de son livre. Je pense qu'elle ne va pas porter plainte. Concernant mon style, c'est moins sûr...

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