samedi 6 février 2010

Le Titi


Texte trouvé dans un tiroir du bureau d'Hugo: 



Bistro français plus typique, tu mourrais aussi sec. Zinc époque glorieuse, tables et chaises en bois pseudo Modern Style. Jeux de tarots avec les boîtes de jetons installés sur des rectangles verts râpés de feutrine, dons de la maison Kronenbourg. Troupeau de cruches jaunes pour l'eau du Pastis. Baby-foot au Bulgomme défoncé sous les pieds des joueurs et ses brûlures de cigarettes en périphérie des cendriers d'aluminium scellés sur le cadre. Le casque en plexiglas de la combinaison spatiale de Tintin du distributeur de cacahouètes salées. La pendule Cinzano figée sur dix heures vingt faute de l'avoir alimentée depuis des années en piles neuves. Le poster de l'ASNL épinglé au mur. Pour animer le décor, le patron rougeaud, accroché aux manettes du percolateur, commentant d'une voix qui porte, pour la centième fois sans doute, comment il avait raté d'un numéro il y a dix ans le tiercé du siècle. On était sans conteste dans le domaine de la référence absolue.

Je ne sais plus exactement, à part la soif, ce qui m'avait fait m'arrêter dans ce bar «banlieue rouge»? Plus mystérieux encore, pourquoi ce type était venu s'asseoir à ma table? L'archétype du loulou zonard. Le style a peu évolué au cours des décennies. Seul paramètre de datation exploitable, la longueur des cheveux. Celui-ci avait gardé la coupe "années soixante-dix". Dix-sept heures. Il rentrait du turbin ou avait fait la fermeture de l'ANPE. La quarantaine généreuse, avec en sus, quelques années bonus offertes par la tige de huit et les petits jaunes serrés.

- T'en prendras une autre, me dit-il rapidement après avoir jeté un œil à mon bock qui indiquait danger, niveau minimum. C'est Titi qui régale, mon Prince.

Refuser, signait l'affront mortel. Je sentais que j'allais devoir renvoyer l'ascenseur en écoutant placidement ses confidences à doubler ma dose de Prozac. Ça allait casser de la gueuse, du politicard, ou causer «tuning 309 Peugeot». Si j'évitais les dernières vacances au camping de la Motte sur Mer, c'était tout de même jouable. De toute façon, ma soirée était morte. Laura avait annulé le restaurant. Deux fémurs et une rate l'attendaient au bloc. Plus palpitant que mon myocarde en vrac. Elle rentrerait très tard. Titi assécha son perroquet en deux goulées. Il attaqua alors bille en tête. Le patron nous balançait une zique affligeante. On avait droit à un best of de Florent Pagny.

- Qu'est-ce que t'en penses ?
- Moi tu sais, la musique de supermarché, faut qu'on me fasse remarquer qu'il y en a pour que je l'entende. A croire qu'on a peur du silence, ou encore plus, que les gens s'adressent la parole. On en met partout.

Ma réponse allait dans son sens, et qui plus est, ne contenait aucun imparfait du subjonctif. Titi plissa un œil. L'habit n'allait pas avec le moine qu'il pensait avoir en face de lui. Il m'avait sans doute classé d'emblée dans la catégorie bobo bégueule qui vient s'encanailler en périf.

- C'est quoi ton trip en musique? J'énumère à la volée des groupes Rock des années soixante-dix. Ouh la ! T'en es resté aux vinyles.
- Ouais, les soixante-dix-huit tours en bakélite ne passent pas sur mon Teppaz. J'avais fait l'impasse sur Statu Quo, Deep Purple et MC5. Titi m'en voulait sans doute un peu. Je me refis en sortant rapidement quelques titres de ces artistes de mon Salon des Refusés. Il y alla enfin d'une moue franchement approbatrice. Du lourd sérieux, c'est clair. Une vague lueur d'intérêt se mit à briller dans sa prunelle cernée d'un iris verdâtre colonisé par endroits par des télangiectasies ciselées par la nicotine et l'éthanol. Tu vois, ça fait un bail que je ne trouve plus un con à qui causer Hard Rock ici. Tu bosses dans quoi ?
- Dans une mansarde, j'écris des nouvelles. T'as affaire à un fan rescapé du courant musical. Pas de grosses séquelles, juste les tympans qui ont un peu morflé.

Rassuré de se trouver en face d'un traîne-misère déguisé en bourge, l'amateur de musiques copieuses et répétitives lâcha encore du mou.

- Non mais, sans rigoler - je n'aurais jamais couru le risque insensé d'ébaucher le moindre sourire - tu vois quelque chose à piquer chez le disquaire depuis l'époque glorieuse.
- Peut-être le triple album des concerts californiens de Zep en soixante-douze?
- OK, mais on reste dans l'antique.

Je calais sur ma dernière bière. Le patron venait de mettre une compilation de Larusso. Il aurait commencé à empiler les chaises et à éteindre la moitié des lampes, ça aurait fait le même effet. Titi ne tenait plus en place.

- T'as une heure d'vant toi ?
- Une heure et demi si tu assommes proprement le boss derrière son comptoir avant de partir.
- J'habite à cinq cents mètres. Si on se faisait une ligne de Black Sabath avant que tu te tires ailleurs pour voir si c'est plus bath ailleurs ?

J'avais garé ma voiture en double file. Je lui proposai de monter.

- C'était à toi la Mustang ! Tu pourrais pas décapoter pour remonter la rue ?
- C'est une vraie aventure. Mais tu peux laisser la tête dehors pour saluer la foule.


Par chance ou par goût, ma relique n'était pas rose bonbon, sinon je ramassais le Titi en vrac sur le trottoir. Avant d'entrer dans sa tanière coincée dans une enfilade de maisons clones mitoyennes comme on en voit dans les anciens lotissements sidérurgiques, je m'étais imaginé un descriptif type des lieux. Une fois de plus, la réalité allait dépasser la fiction. Dans l'inventaire je n'avais pas pensé au paillasson en forme de guitare Rock. J'avais besoin d'écluser mes bières. Je lui avais demandé tout de suite le chemin des water-closet. La lunette à l'effigie du King avait aussi échappé à mes élucubrations. Le rouleau de papier hygiénique était fuchsia. Dommage, s'il avait déroulé des billets de faux dollars sur papier ouaté, on frôlait l'apothéose du raffinement. La chambre où m'attendait le maître était un temple érigé à la mémoire de ses idoles. Des guitares électriques sur pieds étaient alignées le long d'un mur comme des stèles païennes. Un ampli Fender râpé par les transports servait de reposoir à une rampe lumineuse avec stroboscope pilotée par un modulateur. Les rayonnages d'une étagère ployaient sous une collection de trente trois tours dignes de la foire annuelle du vinyle. Au dessus d'un cosy, années quarante, une bannière étoilée faisait office de tapisserie d'Aubusson. Titi me pria de m'asseoir dans un fauteuil poire d'où s'échappèrent par une couture éraillée quelques boules de polystyrène. Sur la table basse poussiéreuse qui me faisait face, une vieille collection de Rock And Folk. Sur le lit défait, un tee-shirt fripé d'Iron Maiden. Mais où avait-il déniché son tapis acrylique? Je foulais Alice Cooper et son python élimé aux endroits de passage intensif. Le mur en face de moi était couvert, sans doute pour colmater quelques lézardes du plâtre, de posters de musiciens aux allures de Vikings. Sur les rebords de fenêtres, des canettes de bières vides en métal. On imaginait ces réceptacles garnis de bougies les soirs de messe dans ce haut lieu de dévotion du hard-rock. La pièce était éclairée tant bien que mal par la lumière jaune filtrant d'un abat-jour à têtes de morts moiré de dépôts de nicotine. Cela donnait à la pièce une tonalité roussâtre. Des jacks, serpents torsadés, grouillaient sur le plancher courant de l'ampli aux pédales wah-wah et de distorsion. Titi était parti chercher un pack de Desperados. J'avais pris en attendant une Gibson Flying V au design attractif.

- Tu titilles le manche à l'occase, me dit-il en revenant ?
- Ça remonte à des lustres.

Curieux de voir ce qui restait de ma technique et de tester cette gratte vénérable, j'avais même déjà enfiché un Jack. Power sur "on", gain et saturation sur "maxi plus deux cents pour cents". Les plombs tenaient le coup. J'avais décoché alors deux ou trois riffs de «Space Truckin '» qui firent décoller du sol Titi et son pack. On le prenait en traître. Il bondit sur le coté comme faisait John Wayne pris dans une fusillade pour saisir sa Winchester accrochée à la selle de son cheval: une Fender Telecaster en l'occurrence. Sa réplique se montra largement à la hauteur, fulgurante: premiers accords de «My Woman from Tokyo». Touché à l'épaule gauche, la blessure du héros.

- OK on arrête avant qu'il y ait un mort. Tes voisins sont conciliants ?
- Non, mais trop bourrés pour venir gueuler ici...

Sur cette remarque rassurante, il brancha deux micros et sortit la partition du morceau de Deep Purple en question. Ça allait saigner quand même. Titi était un pro du manche. Aidés par des accompagnements sur synthétiseur préenregistrés, on enchaîna sur «Smoke On The Water », « Born To Be Wild » et «Highway Star». Un bœuf digne d'un grand soir de chez Paulette avait lieu dans ce caveau de Neuves-Maisons. Un typhon acoustique à faire péter les laminoirs de l'usine du coin. L'œil de la spirale: la tanière à Titi. Le bonhomme perdit vingt ans en moins d'une demi-heure.

- Merde, tu touches encore un peu, l'intello! Faudra revenir de temps en temps. Tu connais l'adresse maintenant. Fais sauter la porte de devant à coups de basse pour entrer si j'suis pas là. T'as joué dans quel groupe ?
- Les « Killers » au lycée de Vandoeuvre, tu tâtes la référence !
- Pas possible, en quelle année ?… 1970 ! … mais j'y étais aussi, en première cette année là!
- Titi Blavier, le choc! Je t'avais pas reconnu ! Tu te souviens, t'étais un pote de Karadjof , le fou des «Zeppelin», un bûcheron qui ressemblait à un des membres du «Procol Harum».

La nuit allait être dense en anecdotes arrachées au passé. Laura ne me reverrait qu'au petit matin. Tu te réconcilies avec ce monde pourri quand tu sais que se planque dans un coin de banlieue un sbire comme le Titi. Que dans sa cabane du jardinet de derrière, juste après le faux puits en pneus avec la cigogne en balsa girouette, se trouve, tapie dans l'ombre, une Malagutti sur-gonflée prête à tailler la départementale sixty-six, limite adhérence maxi dans les virages.


Hugo MANCINI



Pierre TOSI - Novembre 2003


Pour faire plaisir à Titi





6 commentaires:

  1. Je l'ai reconnu malgré son pseudo un peu ridicule ( Blavier !... à l'échalotte ?)!
    En fait il s'appelle Grandadam...
    Tout aussi ridicule, je vous l'accorde...mais le souvenir de la plaque de Novopan figure définitivement parmi ceux qui nous permettent de donner un sens à cette vie terrestre...

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  2. PJB> Maintenant il m'est difficile de modifier les noms utilisés dans cette nouvelle, compilation de souvenirs réels réunissant des personnages pour lesquels j'aurais du trouver des pseudonymes quand leurs noms apparaissaient. Pourvu que Blavier ne lise pas ton commentaire, maintenant! Bon, il n'habitait pas Neuves-Maisons et l'antre décrit n'était pas le sien. Celui évoqué dans la nouvelle se trouvait dans le Toulois il y de nombreuses décennies alors que je sévissais comme remplaçant à l'époque dans la région et le personnage en question était plutôt orienté Rock années cinquante. Probablement démantelé depuis par un promoteur et son mobilier recyclé.

    Quant au nom que tu évoques et la mystérieuse plaque de Novopan, il faudrait que tu me rafraichisses quelques souvenirs. Quoi qu'il en soit, voilà donc au moins deux personnages qui participent à la mise sur la piste du sens réel de la vie que les religions se sont empressées de travestir n'ayant jamais eu vent de la venue future sur terre du Hard Rock, du balsa,du Novopan ou de la Malagutti.

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  3. Savoureusement nostalgique et drôle. Pour reprendre une phrase d'un lien de ton billet sur une machine de torture que je ne connaissais pas de l'époque ou le capitalisme sauvage ne régnait pas encore en maître:
    "Il n'y a de vrai bonheur que le bonheur passé. "

    Le grand distrait que tu as connu continue à l'être. Je n'avais pas remarqué que tu proposais un secteur "Nouvelles" sur ton blog. Je vais m'y rendre régulièrement histoire peut-être de te botter le cul pour que tu te mettes plus souvent à la rédaction de nouveautés, gros fainéant.

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  4. Macheprot> qu'est ce que j'aime répondre à mon fan pour le remercier.

    Te rendre dans le secteur "Nouvelles", là je dois dire que je connaissais pas chez toi ce coté kamikaze. J'ai bien peur après cela de rester le seul à devoir me botter le cul: prothèse de hanche à la clef, le prix à payer pour la tentative d'une telle folie acrobatique.

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  5. ha ha ça faisait longtemps que j'avais pas fait un tour à la mansarde, et je suis bien content d'y avoir trouvé ce texte.
    Un jour on se croisera chez peb, je crois que ce sera drôle. Ou au moins intéressant.

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  6. Sylvain> Merci de la visite. Il faut que je recontacte Peb. On avait prévu un pot... et puis les vacances ont passé, etc. On va essayer de se coincer dans "couaroil" fourni,comme dans la vraie vie, ne serait-ce que pour connaître nos têtes respectives et sortir un peu de la cybernétique.

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